Le pas léger, lunettes de soleil noir fumées sur le nez, il arpente les rives du canal de l’Ourcq en souriant. Khaled est chez lui, dans « son 19e arrondissement ». Au Corso, un café proche de la place Stalingrad qu’il fréquente souvent depuis sa sortie de prison, il connaît chaque serveur. À 63 ans, ce père de six enfants a eu plusieurs vies. Braqueur, poète et aujourd’hui écrivain.

Né en 1960 à Aïn Defla, en Algérie, il immigre en France en 1965 avec toute sa famille. Ils atterrissent à Rivesaltes, petite commune des Pyrénées-Orientales. Dans le foyer, « la joie était encadrée, l’humour proscrit », avoue-t-il en s’installant dans le fond du café. Son père, un militaire de carrière, applique des règles strictes et punit sévèrement ses enfants. Les coups pleuvent, pendant plusieurs années. Khaled se souvient des longues nuits passées enfermé au sous-sol. « Après une bêtise, mon père me jetait dans la cave et me rouait de coups. Mon corps meurtri roulait comme un jouet désarticulé sur le béton », se remémore-t-il en roulant une cigarette.

Durant son adolescence, Khaled se réfugie dans la littérature, unique échappatoire. L’Assomoir d’Émile Zola est une révélation. Il dresse des ponts, voit en Gervaise une copie conforme de sa mère. « Cette dame faisait toutes les corvées à la maison. Elle s’épuisait au lavoir et dans la cuisine, comme maman. Sans aucune reconnaissance », explique-t-il amèrement.

Jack London, Ernest Hemingway, John Steinbeck, il réussit à dégoter gratuitement chaque semaine des livres à la bibliothèque municipale. Il épluche les pages, dévore compulsivement les chapitres. « Je me retrouvais dans ces âmes perdues. Ils étaient rejetés par tous, comme moi. » Après plusieurs plaintes des voisins pour maltraitance infantile, Khaled est placé en famille d’accueil suite à l’intervention de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE).

L’engrenage de la prison

Plus tard, il enchaîne les petits boulots avant de s’installer à Paris à la fin des années 1970. Le 15 mai 1979, alors qu’il rentre de soirée avec un ami, deux hommes le bousculent. Il demande des excuses et récolte des injures racistes. « J’ai vu rouge et j’ai asséné un premier crochet du gauche à la mâchoire. Le second facho pris la fuite. » Il rattrape le second puis le roue de coup, il se déchaîne, symbole de toute la violence qu’il a subie et qu’il gardait en lui depuis plusieurs années. C’est le début de la descente aux enfers.

Il est incarcéré pendant quelques mois. À sa sortie de prison, il rejoint d’anciens codétenus dans un café parisien, tous fichés au grand banditisme. On lui propose un braquage à main armée, il accepte. Khaled enchaîne les casses, change régulièrement de logements, d’accoutrements et d’apparences physiques. Perruques et fausses moustaches sont toujours dans le coffre de sa Renault 5. Entre les séjours en prison, il rencontre différentes femmes, avec qui il aura six enfants. Tout bascule le 26 avril 2003, durant le braquage d’une joaillerie en centre-ville de Rouen. Après plusieurs semaines de cavale entre Marseille, Montpellier et Paris, il est finalement interpelé. Lors du procès, ses jambes vacillent, il écope de 25 années de réclusion criminelle.

J’entendais les bruits du chariot dans le couloir et je sautais du lit pour récupérer des bouquins

Son charisme et sa lourde peine lui confèrent un certain respect entre les murs des différents établissements français. Il est régulièrement transféré, pour des raisons de sécurité et de lutte contre une tentative d’évasion. En prison, il découvre le mitard, la violence des codétenus et les comportements déviants de surveillants. Le racisme est encore une fois présent. À la prison de Lille, Khaled se souvient avoir été tabassé par quatre gardiens, « gratuitement, parce que j’étais arabe. »

Chaque semaine, trois livres sont autorisés en cellule. « J’entendais les bruits du chariot dans le couloir et je sautais du lit pour récupérer des bouquins. » Il dévore tous les ouvrages, surtout ceux qui racontent la souffrance des protagonistes. « Je m’évadais aussi avec les récits des auteurs russes. Tolstoï et Dostoïevski sont des auteurs qui ont agi comme une catharsis dans mon esprit. » Il compare son sort aux personnages des romans des auteurs russes et se sent privilégié.

« Je lisais des vies de prisonniers au goulag, sous -10 degrés. Ça me faisait me sentir moins seul, et moi, j’étais mieux lotis qu’eux. » Grâce aux livres, il voyage de sa cellule, puis va choisir la plume pour s’évader. Ses enfants grandissent et ne comprennent pas les choix de vie de leur père. C’est là que germe l’idée de mettre sur le papier tout son parcours.

Écrire pour ne pas périr

« Je me suis dit, si je dois mourir en taule, je dois parler à mes enfants. Ils doivent me connaître. » Il écrit des poèmes, puis se décide à rédiger un ouvrage autobiographique. Lorsque des pensées sombres prennent le dessus, il tient, grâce à l’écriture. « Un jour, j’avais méticuleusement préparé une corde avec deux draps. Ils étaient tressés, avec à une extrémité un nœud coulant. Mais j’ai pensé à mes enfants et ça m’a sauvé. » Khaled évite le suicide et continue d’écrire, frénétiquement. « C’était vital, j’écrivais pour survivre, plus pour tuer le temps. »

Peu à peu, Khaled affine son style d’écriture. Lauréat de plusieurs prix de poésie, ses codétenus réalisent son potentiel lorsqu’il remporte le prix Blaise Cendras en 2016 sur le thème « Combattre. » « Je déclamais mes poèmes de ma cellule pour m’entraîner, tous les surveillants étaient sur le cul », confie-t-il rieur. Il se décide en détention à écrire son livre « Les couleurs de l’ombre », dans lequel il revient sur son parcours et sur son amour pour la littérature. À sa libération de prison en 2021 pour « bonne conduite », il publie son ouvrage aux éditions Équateurs.

Parallèlement à l’écriture de son recueil, Khaled s’inscrit à des cours de représentations théâtrales en prison. « J’ai commencé par jouer devant mes codétenus, puis devant les surveillants. Tout le monde était impressionné, je n’hésitais à me déguiser, à me travestir ou à me maquiller. » En 2014, il joue Caligula à la centrale de Poissy, pièce écrite en quatre actes par Albert Camus. Dans la salle, des personnalités sont invités : la petite-fille de l’écrivain, Élisabeth Camus, l’acteur Reda Kateb et la réalisatrice Brigitte Sy.

Une fois la représentation terminée, Khaled réalise la qualité de sa prestation sous un tonnerre d’applaudissements. « Reda m’a pris dans ses bras, tout comme Élisabeth Camus. Ça m’a beaucoup touché, elle m’a dit ‘mon grand-père aurait été très heureux de vous voir jouer cette pièce. D’autant qu’il est né en Algérie, comme vous’. » Khaled continue de monter sur les planches dans toutes les prisons où il est incarcéré, sous les regards parfois moqueurs de ses codétenus. « Je m’en fichais, il faut du courage pour jouer ‘Rhinocéros’ de Ionesco devant tous ces détenus. »

Un détenu qui maintient des liens sociaux a beaucoup moins de chance de récidiver

Aujourd’hui, Khaled est en liberté conditionnelle, jusqu’en septembre 2025. Il a interdiction de quitter le territoire français. Depuis sa sortie, il participe à l’organisation d’ateliers de justice restaurative, qui consistent à faire dialoguer des victimes avec des auteurs d’infraction en détention. Il pratique ces ateliers au centre pénitencier féminin de Réau, en Seine-et-Marne. « C’est essentiel, on en parle un peu plus aujourd’hui. L’excellent film ‘Je verrai toujours vos visages’ de Jeanne Herry va montrer au grand public l’importance de ce processus. Un détenu qui maintient des liens sociaux a beaucoup moins de chance de récidiver. C’est d’utilité publique. »

Khaled organise également des ateliers de poésie dans des prisons avec son association « Dans l’ombre, la lumière » ainsi que dans différents lycées d’Île-de-France. « Depuis 18 mois, j’interviens au lycée Louise Michel de Bobigny. Pendant une heure, je rencontre des élèves de terminal pour leur parler de poésie. Ensuite, je leur demande d’écrire un poème sur une feuille. Ceux qui veulent passent au tableau pour déclamer leurs proses. J’ai entendu des textes magnifiques, forts et poignants. Ces jeunes en ont vécu des choses, ça fait du bien d’extérioriser. »

Sa plus grande fierté reste d’avoir réussi à renouer des liens avec ses enfants. Grâce à la littérature et à sa famille, il retrouve petit à petit goût à la vie. « Il n’y a pas un jour où ils ne m’appellent pas pour me dire ‘Papa, je t’aime‘ », conclut-il heureux avant de s’éclipser sur l’avenue de Flandres, le cœur de « son 19eme arrondissement. »

Paul Boyer

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