« Comment ai-je bien pu finir prof ? » La toute première phrase de l’ouvrage de Nedjib Sidi Moussa, paru aux éditions l’Échappée, pose l’ambiance. L’image du professeur par vocation prend un coup. La réponse à cette question, pourtant, paraît évidente : tout au long du livre est décrite une jeunesse tantôt brutale, tantôt naïve, mais toujours attachante. Pleine d’une humanité que bien trop souvent on lui refuse.

En démontant les préjugés – positifs et négatifs, concernant le « plus beau métier du monde », l’auteur fait le récit de sa trajectoire houleuse dans l’enseignement de l’autre côté du périph, dans une École en grande souffrance, entre abandon des politiques sociales et délitement des services publics. Un compte-rendu sombre mais pas catastrophiste, sur lequel Nedjib Sidi Moussa a accepté de revenir pour le Bondy Blog.

Vous avez tenu à rappeler à plusieurs occasions que les jeunes des quartiers populaires sont avant tout des enfants. Pourquoi cette précision ?

Dans le débat public qui a suivi la mort de Nahel Merzoug et les émeutes urbaines, la majeure partie de la classe politique donnait l’impression de parler de monstres, de barbares. Il y a entre elle et les jeunes des quartiers une distance spatiale, politique, et même sentimentale. Il y a aussi beaucoup de froideur, de cruauté dans leurs propos. Cette jeunesse a par ailleurs dans sa grande majorité une histoire en lien avec l’immigration, parfois avec la culture ou la religion musulmane, et le discours politique est là aussi globalement stigmatisant.

Dans cette période d’indécence, les rappels élémentaires semblent plus que nécessaires

C’est pour cela qu’il me paraît important de rappeler qu’on parle d’enfants. Avec leur culture, leurs rêves, leur droit à l’erreur. Et nous adultes nous devons de les accompagner, de les écouter, parfois même de se laisser emporter par eux. Avec responsabilité mais sans oublier les enfants que nous avons été. Quand je fais face à mes élèves, je pense à mon adolescence, à la confusion mentale qui était la mienne, qui est peut être la leur. Et qui est visiblement celle de ces adultes qui font le procès de gamins qui se construisent. Alors dans cette période d’indécence, les rappels élémentaires semblent plus que nécessaires.

Comment vos élèves perçoivent-ils ce mépris des politiques ?

Ils ne mettent pas forcément de mots là-dessus, mais ils le ressentent. Ils testent, questionnent, pour savoir s’ils sont compris, acceptés, aimés. Quand on est enfant, on a besoin de savoir si l’adulte en face nous protège. Ce qu’ils constatent, notamment via les réseaux sociaux, c’est que la légitimité de leur présence en France est toujours remise en cause. C’était le cas lors des élections de 2022. Ils sont sommés de prouver leur loyauté, de montrer patte blanche. C’est pesant.

Quelle est la spécificité de cette jeunesse ?

Toute jeunesse, d’où qu’elle vienne, a ses spécificités. Celle des jeunes de banlieue parisienne vient du fait qu’ils vivent dans des poches de pauvreté, où ils sont regroupés dans un entre-soi négatif. À quelques minutes de transport on trouve des territoires très favorisés, une monde qui n’est pas le leur. C’est quelque chose d’autrement violent que ce qu’on peut vivre en province.

J’ai grandi à Valenciennes, dans le Nord. Le coût de la vie et la proximité avec la grande richesse ne sont pas les mêmes. Nos parents pouvaient s’acheter une maison, même s’ils devaient s’endetter à vie. Mais ils avaient au moins la fierté d’avoir mis un toit sur la tête de leurs enfants, comme mon père par exemple. Mais est-ce qu’un ouvrier peut faire de même en région parisienne ? Ça me semble plus compliqué.

Vous remarquez dans ces « ghettos aux portes de Paris » un délitement des services publics. Cela découle-t-il selon vous de politiques délibérées ?

Ce qui nous amène à cette situation est le résultat des choix politiques de tous les gouvernements qui se sont succédé sous la 5ème République. On estime que tout un pan de la population et du territoire ne mérite pas l’attention des pouvoirs publics. Après les émeutes urbaines, un discours horripilant consistait à dire que rien ne changeait malgré les milliards déversés sur la banlieue. Mais on parle de rénovation urbaine. C’est ça le projet du siècle : abattre les tours et disperser un peu la pauvreté ? Rien n’a réellement été fait, ou en tout cas ça n’a pas profité aux populations concernées.

Comment s’exprime ce déclin de la qualité du service public dans les écoles de banlieue ?

L’Éducation Nationale se doit d’être au service des élèves. On a tendance à oublier cela. Des choix budgétaires sont faits qui entraînent un pourrissement de la situation. Moins de gens se présentent aux concours de l’enseignement, des postes ne sont pas pourvus. Alors on a besoin de contractuels, appelés communément « remplaçants », des « bouches-trou » qui vont servir à combler les manques quand il y a des grosses fatigues, des dépressions, des arrêts de travail…Qui sont causés eux-même par les conditions d’exercice du métier.

Mais nous, les remplaçants, sommes soumis à ces mêmes conditions. On se retrouve sur plusieurs établissements, éloignés les uns des autres, avec plusieurs niveaux. Cela se répercute sur la façon dont on enseigne. Les cours sont peut-être moins engageants, moins stimulants. Et c’est là que ça impacte les élèves, parce qu’ils accumulent du retard dans leurs apprentissages.

Qu’est ce qui explique la nécessité de besoin spécifiques dans les établissements de banlieue ?

On y constate une accumulation de facteurs. Celui du rapport aux parents en est un. Certains ont vécu la violence du système scolaire, avec une orientation ratée ou du racisme, ce qui a des conséquences à long terme. D’autres ne parlent peu ou pas du tout le français et ne seront pas en mesure d’accompagner leurs enfants autant que nécessaire.

On a tendance à vite qualifier les parents de démissionnaires

Cela me rappelle une affiche que j’ai vue à New York, et qui précisait en une dizaine de langues que les écoles publiques y accueillent tout le monde. Les parents qui ne maîtrisent pas l’anglais peuvent y trouver des formulaires adaptés. Ça, c’est rendre leur dignité aux parents. On est bien loin de ça, en France. On a tendance à vite qualifier les parents de démissionnaires, or il faut se demander si on leur a donné les outils pour qu’ils jouent pleinement leur rôle.

Il y a aussi le facteur de l’environnement. En banlieue, le cadre n’est pas toujours favorable à l’apprentissage. Il y a aussi l’exposition aux nouvelles technologies. Les élèves des classes populaires sont exposés aux réseaux sociaux plus que les autres, avec les conséquences que l’on connaît : difficultés d’attention, de lecture…Des compétences qu’on attend d’eux et qu’ils n’ont pas acquises.

On pourrait se dire que c’est votre rôle de contrer ces difficultés.

Chacun a un rôle à jouer pour les contrer. On ne peut pas se substituer aux parents, aux travailleurs sociaux, aux acteurs de terrain, ou même aux politiques. L’enseignant ne peut pas endosser tous les rôles. Aujourd’hui on voudrait nous faire porter plusieurs casquettes, nous faire transmettre plus que des savoirs, des savoirs-faire ou de l’esprit critique. Mais je pense que c’est la société des adultes qui ne s’estime pas assez outillée pour remplir ces missions, et qui se défausse sur le professeur. Chacun a un rôle à jouer pour faire société. La réflexion autour de l’éducation ne doit pas être réservée aux autoproclamés spécialistes. Elle concerne absolument tout le monde.

Qu’est ce qui vous maintient dans ce métier malgré ce désenchantement ?

J’aime ce métier, même si je n’y reste pas uniquement par choix. Je me suis formé à l’enseignement universitaire des questions coloniales et post-coloniales relatives à l’Algérie. Ça ne passionne pas les foules. J’ai aussi des positions politiques qui ne plaisent pas forcément non plus. Et quand on a mon parcours et mes idées, on est mis dans des cases. Et puis mes compétences ne sont pas toutes transférables dans d’autres champs.

Ce qui me tient réellement, ce sont mes élèves

Mais ce qui me tient réellement, ce sont mes élèves. Les conditions de travail sont faites pour nous décourager et si mes élèves ne me stimulaient pas autant, j’aurais abandonné il y a bien longtemps.

Vous mentionnez dans votre livre l’Indice de Position Sociale des collèges (un indice calculé sur l’environnement socio-culturel et familial des élèves, compris entre 38 et 179. Plus l’indice est haut, plus les élèves évoluent dans un milieu favorisé). Cet indice est-il selon vous le révélateur d’une fracture sociale en France ?

Évidemment. C’est un indicateur qui a été rendu public grâce à la démarche d’un journaliste [Alexandre Léchenet, NDLR]. Ce que je crains, c’est qu’il soit utilisé non pas pour corriger les inégalités entre élèves, mais qu’il devienne un outil pour contourner les établissements mal classés. On aurait alors un usage consumériste de l’école qui n’est plus perçue comme un bien public mais un bien sur un marché, et il faudrait tout faire pour accéder à la meilleure.

Il faut un sursaut de toute la société pour échapper à cette école à deux voire trois vitesse

Certains parents, en voyant cette faillite consciente du service public, font déjà le choix de mettre leurs enfants dans le privé. C’est une fuite individuelle, parce qu’on pense que collectivement on ne peut pas trouver de solution. C’est faux. C’est justement l’affaire de tous. Il faut un sursaut de toute la société pour échapper à cette école à deux voire trois vitesse où, selon leur condition de naissance, les élèves auront un horizon plus ou moins radieux.

L’école idéale, elle ressemble à quoi, selon vous ?

C’est une école où il n’y a plus de hiérarchie, à commencer par celle entre les agents qui y travaillent. Où l’autoritarisme, les notes, la discipline ne sont plus au cœur de la relation entre adultes et élèves. Une école où il y a de la souplesse mais aussi de l’exigence. On a une responsabilité dans l’accompagnement des enfants. On doit essayer de mettre en œuvre une école qui soit émancipatrice pour tous. Mais ça n’est possible que si la société elle-même s’émancipe de l’exploitation, de l’oppression, du racisme. L’École n’est pas un sanctuaire, ou un îlot détaché du reste de la société. Elle en est le reflet.

Propos recueillis par Ramdan Bezine

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