Le siège d’Emmaüs France tremble. Trois de ses centres sont en grève dans la région lilloise : celui de Saint-André-Lez-Lille depuis le 3 juillet, celui de Grande-Synthe depuis le 22 août et celui de Tourcoing depuis le 12 septembre.

En cause, le ras-le-bol des Compagnons, accueillis par Emmaüs. Ni bénévoles ni salariés, les Compagnons sont des personnes précaires, souvent sans-papiers qui, en théorie, travaillent au sein des associations Emmaüs en échange d’un hébergement et d’une rémunération. Un statut qui ne relève pas du Code du travail, mais du Code de l’action sociale.

Mais dans les faits, c’est tout un système d’exploitation qui a été mis au jour par une enquête de Streetpress, publiée en juin dernier, sur la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean. Au même moment, une enquête préliminaire a été ouverte au parquet de Lille pour « traite d’êtres humains, travail dissimulé et abus de faiblesse sur des personnes vulnérables ». 

C’est dans la continuité de cette lutte que les grévistes des Emmaüs concernés ont marché ce mercredi lors de la manifestation hebdomadaire organisée depuis 1996 par le Comité des sans-papiers du 59. En tête de cortège, Saïd Bouamama, sociologue, porte-parole du Comité des sans-papiers du 59 et soutien actif à la lutte des Emmaüs. « Les Compagnons d’Emmaüs se sont retrouvés dans les revendications de ce mercredi et inversement », explique le sociologue.

La CGT, le Comité des Sans-Papiers du 59 et les grévistes réclament leur régularisation administrative et une réaction claire d’Emmaüs. Pour le moment, Emmaüs France paraît ménager la chèvre et le chou, le siège a organisé une médiation qui n’a pas été concluante.

Des compagnons éreintés et désabusés

Sur la place de la République à Lille, quelques membres de la CGT 59 arrivent, le drapeau rouge encore noué. Assis à quelques pas de la fontaine, les bras croisés, Mohammed patiente avant le début de la marche. Il est encore tôt.

Entre les périodes intenses de travail sous covid, les pressions de sa hiérarchie et le maigre salaire, la désillusion est totale pour cet Algérien en quête d’une vie meilleure.  « Je pensais que la France, c’était le paradis, mais non, c’est l’enfer. Et l’enfer, je l’ai vu comment ? par Emmaüs », explique Mohammed, compagnon d’Emmaüs Tourcoing depuis huit ans déjà.

Banderoles blanches et rouges, tambours en continu, tracts ou drapeaux en mains, une trentaine de manifestants ouvre la marche sous le regard de passants. Accompagné de coups de tambours, le petit cortège envahit la très touristique rue de Béthune et chantonne sous l’air de Bella ciao : « Ils manifestent et ils protestent, les étrangers, ils ont droit à des papiers ».

40h par semaine payées 300 euros par mois…quand on les paye !

Entre les hôtels, restaurants et promeneurs, Alixe se démarque et s’agite en marge du cortège. Cette Compagne de l’Emmaüs Saint-André-lez-Lille répond d’un ton déterminé : « Nous marchons aujourd’hui, car nous souhaitons obtenir gain de cause face à ce que nous dénonçons depuis 82 jours ». Alixe va droit au but. Pas de temps à perdre, le cortège est rapide.

Entre quelques mots échangés, elle tend des tracts aux passants. L’on peut y lire : « 40h par semaine payées 300 euros par mois…quand on les paye ! L’esclavage, c’est aussi ça Emmaüs ». Certains les prennent le sourire aux lèvres, d’autres l’ignorent. Tant pis, il faut continuer.

Saïd Bouamama, écharpe serrée au cou, s’indigne : « Le système qui est dénoncé utilise la précarité des sans-papiers pour leur faire faire un travail d’esclave ». Un mot présent à la fois dans la bouche du porte-parole, mais aussi dans celles des Compagnons pour décrire leur situation.

Achraf, représentant des Compagnons d’Emmaüs Tourcoing, raconte son calvaire et celui de ses camarades. La présence de rats et de souris dans la réserve de la boutique, des logements insalubres, des semaines de 40h payées entre 200 et 300 euros.

« Ils m’ont dit qu’au bout de trois ans d’Emmaüs, j’aurai mes papiers, mais j’ai rien eu »

Les conséquences psychologiques se lisent dans les regards épuisés de Mohammed puis d’Achraf. Un calvaire qui ne leur a permis d’obtenir le précieux sésame : des papiers français. « Ils m’ont dit qu’au bout de trois ans d’Emmaüs, j’aurai mes papiers, mais j’ai rien eu », dénonce Mohammed.

Depuis la loi asile et immigration de 2018, les Compagnons peuvent être régularisés au bout de trois années d’activité, dans le cadre d’un accord avec un OACAS (organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires), Emmaüs en l’espèce. Les Compagnons en grève ici n’en ont toujours pas vu la couleur.

Les manifestants entonnent à l’unisson, sous les derbouka, « 1ere, 2e, 3e génération, nous sommes tous des enfants d’immigrés ». Différentes générations défilent, de la mère de famille, au jeune en sweat à capuche tout juste sorti de l’adolescence. Parmi eux, il y a Saïd.

Au foyer, il y a des rats, des cafards, c’est sale. On travaille tout le temps

Entre réparations et livraisons, Saïd est un peu un touche-à-tout au Emmaüs de Tourcoing. Ce jeune homme de 24 ans est Compagnon depuis un an et le constat est le même que celui de ses camarades présents depuis plusieurs années déjà.

« Au foyer, il y a des rats, des cafards, c’est sale. On travaille tout le temps, j’ai eu trois jours de vraies vacances depuis que je suis ici. Les responsables font comme ils veulent », relate Saïd. Malgré son sourire et son dynamisme, les cernes s’accumulent déjà sur son visage. Celui qui se voyait fonder une famille au moment de son départ d’Algérie en 2019, voit désormais sa jeunesse lui filer du bout des doigts.

Le cortège scande en rythme sur le chemin du retour jusqu’à la place de la République. « Y’en a marre, y’en a marre du travail au noir, y’en a marre de l’esclavage, y’en a marreee d’Emmaüs, y’en a marre d’être le bouc emissaire. » Les drapeaux blancs, rouges et roses de la CGT 59, de Solidaires et du Comité s’abaissent. Les « y’en a marre » sont de plus en plus lents, les voix s’alourdissent, la fatigue se fait ressentir.

Malika Cheklal

Articles liés