Une percée d’éclaircies illumine les grands drapeaux palestiniens flottants dans les airs, juste en dessous des voûtes de fer du métro Barbès. C’est là que les initiatrices de la marche contre le racisme et l’islamophobie, Yessa Belkhodja et Amal Bentounsi, ont fixé le lieu de rendez-vous. Une marche qui a bien failli ne pas avoir lieu. Le préfet de Paris, Laurent Nuñez, a interdit jeudi 18 avril sa tenue en invoquant notamment un « risque réel de troubles à l’ordre public ». Mais le 19 avril, la justice saisie par le collectif de la marche a annulé l’interdiction de la préfecture de Paris.

Une grande banderole « nos enfants sont en danger » est déployée avant que Yessa Belkhodja ne prenne la parole. « On se retrouve souvent au moment d’un énième drame, le dernier en date, Wanys, 18 ans, à Aubervilliers », souffle la militante.« Alors, on s’est dit qu’on ne pouvait pas se réunir que pour des marches blanches. Aujourd’hui, on vient pour dire qu’il faut protéger nos enfants. »

Yessa Belkhodja laisse le micro, les yeux remplis de chagrin et la voix serrée, après avoir évoqué Amine, Nahel, Wanys et tous les autres jeunes français de quartiers populaires, tués par la police. La foule se met à scander « Justice pour Nahel ! » Le 29 juin prochain marquera la triste date de la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, tué par un policier à bout portant à Nanterre.

« Ça n’est pas un monde que je veux laisser à mes enfants »

« Banlieusarde donc reléguée, je sais ce que c’est de dire à mes enfants de faire attention en sortant », s’attriste Samia, 46 ans, maman de deux enfants, à peine majeurs. « J’ai l’impression que l’ambiance actuelle prépare nos enfants à la guerre, alors on est ici pour leur dire qu’il y a des endroits où ils peuvent se sentir en sécurité. On essaie de leur inculquer la confiance, mais j’ai quand même peur et j’ai l’impression que c’est plus dur pour eux que ça ne l’a été pour nous. »

Houria, 55 ans, maman de quatre enfants, est, elle aussi, souvent inquiète pour ses enfants. « Quand mes enfants sortent, je ne suis pas tranquille », se désole la mère de famille. « Je suis là à les attendre, c’est grave d’en arriver là ! Mais je sais que même s’ils ne font rien, on peut les tuer. » De confession musulmane, Houria, voilée, ne se sent pas elle-même en sécurité et déplore que « l’extrême droite soit là à semer la haine dans le cœur des gens. »

Je dis toujours à mes enfants de faire attention à eux

Même constat pour Samy, 74 ans, habillé d’un k-way bleu et enveloppé d’un keffieh qu’il arbore fièrement. Papa de quatre enfants, il est arrivé en France dans les années 60 d’Algérie. Le racisme, il l’a « toujours connu ». « Je dis toujours à mes enfants de faire attention à eux, mais ils le savent, on parle souvent du racisme à la maison. »

Le remède à la peur et à la colère selon lui réside dans la mobilisation. « Il n’y a rien qui tombe du ciel à part la pluie. Il faut lutter pour ses droits, par exemple, quand je suis arrivé en France, je ne pouvais pas travailler partout. » Samy essaie d’enseigner à ses enfants que « les droits acquis le sont grâce aux luttes. »

Pablo, 63 ans, père de deux filles, a vécu l’avènement du régime fasciste de Pinochet au Chili. Selon lui, la France vit une « période de fascisation » avec « une montée de la violence verbale et physique des institutions publiques » dont fait partie la police. La mobilisation lui apparaît à lui aussi comme la seule planche de salut possible. « Je suis déterminé à me battre pour que jamais n’arrive en France ce qu’il est arrivé au Chili. »

« Il y a une criminalisation de la parole anti-raciste »

Pour Khadija, 38 ans, soignante et maman de quatre enfants, « on est à un tournant historique : on est en train de voir les libertés fondamentales s’effriter et ce n’est pas un monde que je veux laisser à mes enfants. » La mère de famille porte sa blouse blanche de soignante et se rappelle un épisode marquant de sa parentalité de mère “racisée”. « Un jour, ma fille m’a dit “ça fait trois générations qu’on est français, est-ce qu’on demandera encore à mes petits-enfants s’ils le sont ?” »

Pour elle, le ressenti est en dents de scie. Un jour, elle est pleine d’espoir pour l’avenir, un autre, elle est accablée par « les doutes et les inquiétudes ». Mais pour Khadija, pas question de donner raison à l’extrême droite qui voudrait faire croire aux personnes issues de l’immigration qu’elles ne sont pas chez elles en France.

Le rappeur Médine à la marche contre le racisme et l’islamophobie, le 21 avril à Paris. ©LiliaAoudia

Il y a une urgence à être sur le terrain

L’extrême-droite, le rappeur Médine, la connaît bien puisqu’il en est régulièrement la cible sur les réseaux sociaux. Présent à la marche pour ensuite se produire sur la scène des concerts de la marche place de la République, le chanteur du port du Havre dénonce « une criminalisation des paroles anti-racistes ». Selon lui, « il y a une urgence à être sur le terrain » car l’islamophobie qu’il dénonce dans ses albums depuis 20 ans est beaucoup plus virulente maintenant.« Le sens de mon engagement est aussi pour mes enfants », explique l’artiste. « Je suis à la fois inquiet et rempli d’espoir. Peut-être qu’on est une génération sacrifiée pour que nos enfants ne prennent pas les coups qu’on a pris. »

« En étant ici, j’ai l’impression de faire front et de transmettre une philosophie de lutte à mes enfants. Il va encore falloir lutter, même si je préférerais que mes enfants n’aient pas à mener les combats que mon père et moi avons menés. »

Des flots de larmes se déversent sur les joues de tous les proches des victimes qui défilent sur le camion du comité de la marche. « Pas de justice, pas de paix ! » est scandé tout au long de la marche. Malgré l’émotion, l’ambiance est à la fête pour la foule qui chante à tue-tête « J’emmerde Marine juste parce que ça fait zizir » quand la Boulette de Diams est diffusée ou qui danse en communion sur Rachid Taha.

« Il est inadmissible que le pays des droits de l’homme méprise autant sa jeunesse »

Cette date du 21 avril est d’autant plus symbolique qu’il y a 22 ans jour pour jour, plus d’un million de personnes manifestaient contre la présence du Front National au second tour de la présidentielle. Et il y a 12 ans, jour pour jour, Amine Bentounsi, petit frère d’Amal Bentounsi, co-organisatrice de la marche, était tué par l’une des cinq balles tirées dans son dos par un policier, à Noisy-le-Sec en Seine-Saint-Denis.

Amal Bentounsi, co-organisatrice de la marche contre le racisme et l’islamophobie. ©LiliaAoudia

On est venus ici pour que nos enfants sachent qu’on les aime et qu’on ne va rien lâcher

Après la mort de son frère, Amal Bentounsi crée le collectif “Urgence la police assassine”. Elle-même mère, la militante confie qu’elle est remplie d’espoir pour ses enfants et leur avenir grâce à la lutte collective. « Il y a quelques années, le fait de dire que la police assassine était inaudible pour les gens, maintenant ce n’est plus le cas. On est venus ici pour que nos enfants sachent qu’on les aime et qu’on ne va rien lâcher : il est inadmissible que le pays des droits de l’homme méprise autant sa jeunesse. »

Des discriminations chiffrées

Le média indépendant Basta! tient une base de données pour recenser tous les morts entre 1977 et 2022 suite à l’action de la police. Le média note dans ses travaux que la police n’a jamais autant tué que depuis 2017 et qu’un « profil de victime est récurrent. Il s’agit d’un homme âgé de moins de 27 ans, au nom à consonance africaine ou maghrébine qui habite un quartier populaire en périphérie d’une agglomération comme Paris, Lyon ou Marseille. »

Au-delà de ces homicides policiers, la marche dénonce également les discriminations vécues par les personnes non-blanches issues des quartiers populaires. À ce titre, l’Institut des Politiques Publiques publiait en 2021 un rapport sur les discriminations à l’embauche. L’étude amène à constater que « les candidatures dont l’identité est à consonance maghrébine (…) sont 31,5 % moins souvent rappelées que des candidatures identiques à consonance française. »

Une fois la place de la République atteinte, le cortège s’éparpille entre les allées de la Brocante. La soirée, entre concerts et sandwich merguez, laisse place aux plus jeunes, venus danser et chanter en chœur Kery James, Médine ou encore Sniper.

Dounia Dimou

Photos Lilia Aoudia

Articles liés