Naim ressort d’un pas décidé d’une courte réunion avec ses collègues du garage régie d’Aubervilliers. Sourire aux lèvres, il lance à la centaine de personnes amassées devant les grilles site : « À l’intérieur, ils tiennent à remercier et soutenir tous ceux qui sont venus. Et aujourd’hui, à l’unanimité, les travailleurs vont se mettre demi grévistes ! » Hourras dans la foule. Ce jeudi 13 avril, douzième journée de mobilisation Intersyndicale contre la réforme des retraites, quasiment aucun camion ne sortira du dépôt d’Aubervilliers pour aller ramasser les déchets dans le 8e et le 17e arrondissement de Paris.

Un peu plus tôt, le jour commence à peine à poindre quand quelques dizaines de personnes se regroupent dans la rue du Port, devant l’entrée du garage régie d’Aubervilliers. De l’autre côté du portail, gardé par une poignée de policiers, les camions bennes verts de la mairie sont garés sur le parking du dépôt. Dans l’obscurité du petit matin, leurs carrosseries d’une propreté impeccable reflètent les lumières blanches des lampadaires.

Il y a un grand soutien extérieur, des infirmiers, des bibliothécaires, des gens de l’extérieur, des lycéens

C’est le quinzième jour de blocage depuis le début du mouvement. Chaque matin, quelques dizaines de soutiens viennent se rassembler devant la voie de sortie des camions pour tenter de les empêcher de sortir. « Il y a un grand soutien extérieur,  se réjouit Naim. Là, il y a des infirmiers, des bibliothécaires, des gens de l’extérieur, des lycéens, y a aussi des élus. »

Un soutien populaire qui donne de la force aux grévistes

Après une première grève reconductible du 6 au 29 mars, les éboueurs de la ville de Paris ont marqué une courte pause pour « reprendre des forces et quelques journées de salaire ». Mercredi 12 avril, lors de leur congrès, les travailleurs de la CGT ont voté une nouvelle reconductible, un “acte 2” à compter de jeudi. « Certains ont dit qu’on avait arrêté la grève, mais non, on a juste suspendu le temps de notre congrès. Vous le voyez aujourd’hui, on revient très très fort », se félicite Naim, conducteur de camion et délégué du site.

À quelques pas de là, un petit groupe de syndicalistes portent les chasubles rouges de la CGT du livre. « Les retraites, ça concerne tout le monde, assure Vincent, qui travaille à l’impression de la presse nationale. Une coordination s’est mise en place autour des éboueurs. On obtient difficilement quelque chose avec des politesses. On a vu que les éboueurs avaient un impact. » Et pour cause, lors de l’acte 1, la mobilisation des éboueurs a fait les gros titres. 10 000 tonnes de déchets se sont accumulés dans les rues de la capitale.

Les éboueurs en première ligne contre la réforme des retraites

Naim, en grève depuis le 6 mars, compte bien aller au bout malgré les difficultés, principalement financières, occasionnées par une grève de longue haleine. « Moi, s’il faut tenir même deux mois, je tiendrai, je préfère ça que me rajouter deux ans de travail dans ma vie », prévient le conducteur de camion benne, conscient de sa place prépondérante dans la mobilisation. « Ça a montré qu’on était indispensable. C’est du jamais vu, ça a montré qu’on peut être – entre guillemets – dangereux. »

Parmi les soutiens, une écharpe tricolore de députée attire l’œil. « On vient en réponse à l’appel des travailleurs grévistes eux-mêmes. Ils ont besoin de soutien sur les points de blocage », assure Nadège Abomangoli, députée de la 10e circonscription de Seine-Saint-Denis.

La députée LFI assure son soutien à une profession indispensable et emblématique en termes de pénibilité.  « Ce sont aussi des professions qui font beaucoup appel à des travailleurs immigrés, rappelle-t-elle. Ce sont des personnes précarisées aux carrières hachées qui commencent tard et qui exercent des professions pénibles. »

Une retraite légale à 57 ans… illusoire

Olivier, 44 ans, éboueur pour la ville de Paris depuis plus de 20 ans, regrette que cette pénibilité ne soit pas prise au sérieux. « On a beaucoup de collègues qui choppent des cancers et qui meurent avant la retraite ou peu de temps après », se désole-t-il. Pollution, odeurs, accidents de la circulation, les risques sont multiples et omniprésents dans le quotidien de ces travailleurs. « Dans notre métier, c’est 12 ans d’espérance de vie de moins que la moyenne nationale. Et pour nos collègues égoutiers, c’est même 17 ans de moins ! »

Dans ces professions, les corps finissent usés, le mental aussi. « On ne peut pas tirer deux ans de plus », assure Olivier. Très médiatisés depuis plusieurs semaines, les éboueurs ont été présentés sur les plateaux de certains médias réactionnaires comme des privilégiés qui partent à la retraite plus tôt que le reste de la population. « On est comparé au privé sur CNews et d’autres chaines en disant que nous dans le public, on part plus tôt à la retraite, à 57 ans (l’âge légal pour les éboueurs, ndlr). Mais ce n’est pas vrai. Pour faire nos annuités et partir avec une pension décente, on est obligé de pousser jusqu’à 63 ou 64 ans. Personne ne part à 57. »

Si je pars à l’âge légal, c’est avec 887 euros de pension. On fait quoi avec 887 euros par mois ?

Devant l’entrée du parking, Naim sort son portable de sa poche « tu veux voir ce que c’est si je pars à la retraite à 57 ans ? Tu vas voir ! » Il lance l’application de son compte retraite, des simulations s’affichent sur l’écran. « Regarde, si je pars à l’âge légal, c’est avec 887 euros de pension. On fait quoi avec 887 euros par mois ? Même avec le SMIC on a du mal à s’en sortir maintenant ! », s’agace-t-il. Plusieurs lignes de simulations se succèdent : retraite à 59 ans ? 1067 euros de pension. Pour une retraite à taux plein, Naim doit pousser jusqu’à 61 ans et 11 mois. Pour la plupart de ses collègues, la situation est pire encore.

Des réquisitions pour casser la grève

De plus en plus de régies gestionnaires du ramassage des déchets passent aux mains d’entreprises privées, comme Derichebourg qui gère le garage de la Courneuve ou Pizzorno celui de Vitry. Les emplois se précarisent. « Ces boîtes font appel à 70 ou 80 % d’intérimaires, explique Olivier. Ils emploient aussi beaucoup de travailleurs sans-papiers. »

Un intérimaire, s’il se met en grève, il sait qu’il va être remplacé directement par quelqu’un d’autre

Une situation qui permet aux directions de faire pression sur leurs employés pour empêcher les grèves. « Un intérimaire, s’il se met en grève, il sait qu’il va être remplacé directement par quelqu’un d’autre, détaille Olivier. Son patron peut arrêter de lui donner du travail du jour au lendemain en toute légalité. Ces régies privées permettent de casser les grèves. »

Des réquisitions de travailleurs pour casser les grèves

Casser les grèves, quand ce n’est pas l’affaire des patrons, l’État s’en charge. Durant l’acte 1 du mouvement des éboueurs, pour endiguer l’amoncèlement des déchets dans les rues de Paris et limiter le risque sanitaire, le gouvernement a procédé à des réquisitions de travailleurs.

Mais ce risque sanitaire, les premiers à y faire face sont les éboueurs eux-mêmes. « On ne parle jamais du risque sanitaire que nous, on encourt. On y est exposé toute l’année, témoigne Naim. Mais là, il fallait ramasser les sacs entassés par terre depuis 10 jours. On ne savait pas s’il y avait des seringues dedans, des rats qui pouvaient sortir et te mordre. C’est vraiment dangereux. »

Mais la détermination reste vive à la veille d’une décision décisive du Conseil Constitutionnel qui doit se prononcer sur la validité de cette réforme des retraites présentée dans un projet de loi de finance.

Une victoire pour les grévistes d’Aubervilliers

En attendant, ce matin, c’est une victoire pour les opposants à la réforme à Aubervilliers. Un des blocages les plus réussis depuis le début du mouvement social. Sur le site, 40 % des travailleurs étaient grévistes dès le matin. Les autres n’ont pas pu sortir les camions pour faire leur travail. Après une réunion dans les locaux, ils ont finalement décidé à l’unanimité de se déclarer en demi-journée de grève à partir de 9 heures.

« Ici, y a 80 salariés, mais derrière, il y a des centaines d’éboueurs qui attendent les camions qui n’arrivent pas grâce à nous. Ça les motive pour faire grève, se relancer dans le mouvement, d’avoir du courage, de tenir », se félicite un militant de la CGT.

La partie est gagnée à Aubervilliers. Par petits groupes, les militants discutent de la suite de la journée. Certains vont aller soutenir les blocages d’autres sites de traitements des déchets. « Ils ont besoin d’aide à Romainville, ou sinon on peut aller à Ivry. » Quelques lycéens présents pensent se rendre sur des blocus d’établissements parisiens avant de converger vers la manifestation.

Une poignée d’étudiants venus soutenir les éboueurs commencent à s’en aller. Au-dessus, leur pancarte reste perchée dans un arbre, face au parking du garage, comme un témoin de leur passage. Dessus, on peut lire : « Les étudiants au piquet, la réforme à la benne ».

Névil Gagnepain

Mise à jour : Nous avons appris qu’après notre départ du site ce jeudi matin, une charge des forces de l’ordre a eu lieu afin de casser le blocage pour laisser passer cinq camions avant 9h. 7 personnes ont été interpelées avant d’être relâchées sans poursuite dans la journée.

Articles liés