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La nuit est noire sur la cote d’Oye-plage (Pas-de-Calais). Au bout du chemin sur pilotis, un serpent de bois qui enjambe la colline du front de mer, trois silhouettes sombres se détachent du ciel légèrement illuminé au loin par l’éclairage nocturne de la ville de Gravelines (Nord). Il faut s’approcher d’un peu plus près pour distinguer trois gendarmes en treillis. Les militaires ne semblent pas surpris de voir l’équipe de maraude d’Utopia 56 sortir de l’obscurité à 4h30 du matin. Les deux groupes se saluent, le ton est cordial.

« Frontex vient de passer, c’est très calme ce soir, il ne se passe rien du tout », affirme un des gendarmes aux associatifs. « Pourtant, c’était bien parti », ose-t-il, en balayant du bras la mer, relativement calme. Frontex, c’est l’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes. Depuis juillet 2023, l’organe de l’Union européenne chargé de contrôler les frontières extérieures de l’espace Schengen a dépêché un avion dans le Calaisis pour surveiller la côte de la manche. Un lieu qui est le théâtre de nombreuses tentatives de départs en bateaux pour rallier illégalement l’Angleterre lorsque la météo le permet.

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Sur son site officiel, le gouvernement britannique tient le compte des arrivées sur son territoire. Selon les autorités, aucun bateau n’a réussi la traversée cette nuit du lundi 23 au mardi 24 septembre. Mais c’est un peu le calme après la tempête. Le week-end précédent durant lequel la fenêtre météo était très favorable, plus de 1 400 exilé·es, réparti·es dans 24 bateaux, ont posé pied à terre au Royaume-Uni. Un chiffre rarement atteint sur un week-end, qui porte le total à plus de 25 000 sur l’année 2024.

Le calme après la tempête, aussi et surtout, car le grand nombre de femmes, d’hommes et d’enfants qui ont tenté la traversée ont, comme toujours, fait face à une répression féroce. Sur les plages, gendarmes et CRS mobilisés en nombre tentent désespérément d’empêcher les embarcations de prendre la mer. En plus de l’avion de Frontex, les forces de l’ordre ont à leur disposition drones, buggies, lunettes thermiques, gaz lacrymogènes, flashballs… Toute la nuit, les plages sont sous occupation militaire.

Au bout du chemin sur pilotis qui mène à la plage d’Oye-Plage, l’équipe de maraude tombe sur trois militaires en faction dans la nuit noire ©NévilGagnepain

Des embarcations en flammes

Une demi-heure plus tôt, la maraude de la nuit sur le littoral avait commencé au bord de la plage de Gravelines, à l’embouchure du canal de l’Aa. L’objectif d’Utopia 56 est d’aller à la rencontre de celles et ceux qui ont échoué dans leur tentative de traversée, pour leur apporter de l’aide : des vêtements secs, des boissons chaudes, un peu de nourriture et porter assistance à d’éventuels blessés. Dans une camionnette flanquée du logo de l’association, trois membres d’Utopia patrouillent le long de la côte, en redescendant vers le sud jusqu’à Calais puis Sangatte.

Nikolaï Posner, ancien responsable de la communication d’Utopia, revient sur les événements du week-end. Sur son téléphone, il montre une vidéo d’une embarcation pneumatique en flammes sur une plage proche de Boulogne-sur-mer, sous le regard des forces de l’ordre, postées à quelques dizaines de mètres. Autour, les restes de plusieurs grenades lacrymogènes usagées gisent sur le sable. Il explique avoir retrouvé des palets de lacrymogènes, libérés par les grenades, à l’intérieur même du bateau, ce qui semble avoir causé l’incendie.

On avait déjà dénoncé des feux d’embarcations il y a quelques mois, mais on s’était fait accuser de diffamation

Sur un enregistrement audio, on entend l’associatif demander aux agents présents sur place pourquoi l’embarcation est en feu. « Bah pourquoi pas ? Parce qu’on a peut-être sauvé des enfants de la noyade », obtient-il pour réponse. Au cours de l’échange qui dur six minutes, les agents auxquels il s’adresse ne nieront à aucun moment être responsable de l’incendie, sans non plus le reconnaitre explicitement.

« On avait déjà dénoncé des feux d’embarcations il y a quelques mois, mais on s’était fait accuser de diffamation », soupire Nikolaï. En avril, l’association et la préfecture du Pas-de-Calais avaient échangé par tweets interposés. Utopia affirmait notamment que des palets de lacrymo avaient embrasé un bateau et que des tirs de LBD (lanceurs de balles de défense) avaient touché au moins trois personnes.

Et la préfecture de nier en bloc. « Vos seuls témoignages sont basés sur les déclarations des auteurs des violences commises à l’encontre des gendarmes présents ce jour-là, qui rappelons-le ont été violemment pris à partie. Les actions donc vous faites état sont erronées et ne reflètent pas la réalité des faits. »

Une hausse de la répression

Le discours est bien connu depuis des années. Les autorités se lavent les mains de toutes les accusations et rejettent la balle aux migrants. Pourtant, les associations qui interviennent dans le Calaisis auprès des personnes exilées, font toutes état d’une augmentation de la violence des forces de l’ordre lors des tentatives de départ en bateau. Des gaz lacrymogènes sont régulièrement utilisés, parfois même sur des embarcations déjà à la mer, avec des dizaines de personnes à leur bord qui ne savent parfois pas nager.

Au début, il y avait 30 personnes par bateau, aujourd’hui c’est au moins 70 et ça monte jusqu’à 90, 100

Cette hausse de la répression n’est pas sans conséquences. Les personnes voulant traverser sont obligées de prendre toujours plus de risques pour y échapper. Les bateaux sont moins nombreux à passer entre les mailles du filet, mais à leurs bords, s’entassent de plus en plus d’hommes, de femmes et d’enfants. « Au début, il y avait 30 personnes par bateau, aujourd’hui c’est au moins 70 et ça monte jusqu’à 90, 100 », explique Feyrouz Lajili, coordinatrice projet à Médecins sans frontières, qui tient un accueil de jour pour les mineurs non accompagnés (MNA) à Calais.

Les lieux de départs aussi se multiplient pour tenter d’échapper à la surveillance. « Maintenant, les départs se font jusqu’à Boulogne-sur-mer. La traversée, c’est cinq heures de navigation d’ici et deux fois plus depuis Boulogne », se désespère Nikolaï Posner.

Depuis quelques mois, le phénomène des “taxi-boats” est aussi apparu. Au lieu de partir de la plage, les embarcations sont mises à l’eau ailleurs, comme sur le canal de l’Aa, avec seulement quelques personnes à leur bord. Ces pneumatiques vont ensuite récupérer des dizaines de personnes sur les plages, sans accoster. Les exilé·es doivent entrer dans l’eau, jusqu’aux épaules, et tenter de se hisser dessus. Ils entament alors la longue et froide traversée, déjà trempés.

Ce week-end justement, Nikolaï affirme que de nombreux témoins ont vu un bateau de pêcheur, se faisant supplétif des forces de l’ordre, entrer trois fois en collision avec un de ces taxi-boats sur le canal de l’Aa, le faisant chavirer, au mépris du danger pour les personnes à bord.

En mer, un record macabre atteint cette année

La hausse de la répression sur les plages cette année semble par ailleurs inefficace à endiguer les passages. Fin septembre, le nombre d’entrées en Angleterre est en légère hausse par rapport à l’année dernière à la même période. « Cette politique de fermeté revient depuis des années, mais elle n’a pas d’efficacité, soupire Feyrouz Lajili. Par contre, elle cause plus de morts. »

Pourtant, en novembre 2021, suite à un naufrage meurtrier, Macron avait promis que « la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière ». Trois ans plus tard, l’année 2024 est bien tristement entrée dans l’histoire de la frontière franco-britannique, devenant la plus meurtrière depuis le début des traversées de la manche sur des embarcations de fortune.  Deux naufrages, quasiment coup sur coup, les 3 et 15 septembre, ont fait respectivement douze et huit morts, portant le décompte macabre à quarante-six depuis janvier.

Il n’y a pas seulement les morts en mer, il y a des suicides, des morts par noyade en se lavant, mais tous ces décès sont dus à la frontière

« On pointe les responsables des morts dans la Manche : l’État français, la Grande-Bretagne et l’Europe, assène Axel Guidinat, coordinateur d’Utopia 56 à Calais. Et il n’y a pas seulement les morts en mer, il y a des suicides, des morts par noyade en se lavant, mais tous ces décès sont dus à la frontière », martèle-t-il.

Sur terre, « un harcèlement des personnes exilées »

Âprement réprimés sur les plages de la Manche et en mer, les personnes exilées le sont aussi sur terre. Ceux qui rejoignent les départements du Pas-de-Calais et du Nord, pour entreprendre une traversée, sont contraints de vivre dans des habitats de fortune, souvent des tentes, répartis en petits campements.

Depuis le démantèlement de la grande “Jungle” de Calais en 2016, où ont vécu jusqu’à 10 000 personnes, les gouvernements successifs appliquent la politique “zéro point de fixation”, pour éviter la formation de nouveaux campements d’envergure. Pour ce faire, les forces de l’ordre procèdent à d’inlassables expulsions de campement, toutes les 48 heures.

Dans son livre La Battue : l’État, la police et les étrangers, (Seuil, 2023), le journaliste Louis Witter, qui a longuement enquêté sur les politiques à l’œuvre, décrivait ainsi la situation : « Plus de camps. Plus de cabanes en bois, plus d’eau, plus d’électricité, plus d’aide humanitaire que celle, minimale, fournie par l’État. Depuis 2016, Calais est devenue un lieu où les forces de l’ordre, toutes les quarante-huit heures, viennent déloger des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants de sous leurs tentes pour les voir revenir quelques minutes plus tard au même endroit. » Associations et observateurs dénoncent ici une politique de « harcèlement des personnes exilées. »

La ville de Calais est aussi parsemée de dispositifs pensés pour entraver leur installation et leur circulation. Sur le quai du Danube et ailleurs, des dizaines de rochers ont été disposés sur des étendues d’herbe pour empêcher d’y établir des campements. Une station essence de l’est de la ville, aux abords de la nationale 216 qui mène au port, est encadrée de hautes murailles de béton et de barbelés. En tout, 70 kilomètres de ces clôtures ont été installées et 11 autres doivent s’y ajouter dans les mois à venir.

Autour du port, plusieurs rangées d’immenses grillages, surplombés de barbelés, ont été solidement plantés pour empêcher d’y pénétrer et de monter clandestinement dans les bateaux.

Des dispositifs “anti-SDF”, partout à Calais ©NévilGagnepain

Un contexte politique inquiétant

À Calais, les exilé·es n’ont aucun répit, tout leur est hostile. Et le contexte politique n’arrange rien, au contraire, il inquiète. Les élections de juin dernier ont été marquées par les scores historiques du Rassemblement National. Dans le Pas-de-Calais, Jordan Bardella réunit 47,46 % des voix aux européennes de début juin. Un mois plus tard, le RN remporte dix circonscriptions sur douze, soit quatre de plus qu’en 2022.

Il y a eu des jets de pierre sur un accueil de jour, des insultes racistes et des menaces très claires

Dans ce contexte, la parole raciste se libère à Calais. En ligne de mire, exilés et associatifs. Mi-juin, les murs d’un squat utilisé par des exilé·es pour se reposer ont ainsi été tagués d’un « Leave or Burn (Partez ou brûlez, ndlr) », le portail recouvert du nom de Jordan Bardella et d’un cœur. « Il y a eu des jets de pierre sur un accueil de jour, des insultes racistes et des menaces très claires envers nos bénévoles sur des maraudes, explique Axel Gaudinat, coordinateur Utopia 56 à Calais. Une cuve à eau dans un camp près de Grande-Synthe a aussi été empoisonnée avec un liquide bleu ».

L’escalade d’intimidation et de violences s’est poursuivie tout l’été, avec des appels d’un militant d’extrême droite anglais à venir à Calais pour empêcher les traversées. « Les menaces directes, ça fait flipper, confie Axel. Mais il faut qu’on reste là pour montrer ce qu’il se passe. »

L’actuel gouvernement Barnier, dont la survie politique tient à l’approbation de l’extrême droite, ne devrait rien arranger. Bruno Retailleau, tout juste nommé ministre de l’Intérieur, a déjà annoncé vouloir rétablir le délit de séjour irrégulier, une promesse de longue date de Marine Le Pen. La disposition avait déjà été réintroduite dans la loi Darmanin, promulguée en janvier et prévoyait une amende de 3 750 euros pour les contrevenants. Mais elle avait finalement été censurée par le Conseil constitutionnel.

Les espoirs de voir la situation dans le Calaisis s’améliorer dans les mois qui viennent semblent bien minces. Pourtant, les différentes associations s’accordent sur les solutions à apporter pour arrêter la spirale infernale : « Des voies de passage sûres vers l’Angleterre et un accueil digne en France. »

Névil Gagnepain et Lilian Ripert

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