Un jour de semaine pluvieux, une épaisse couche grisâtre en guise de ciel. Tristounet, une fois de plus. Je circulais dans ma charrette à moteur dans les rues pavées de mon arrondissement, baroudant sans but précis. Une fois à gauche, une fois à droite, espérant croiser un ami, histoire d’avoir un peu de compagnie. Au détour d’une ruelle, j’aperçus un type pieds nus avec les mains dans ses baskets comme si c’étaient des gants, et sur la tète, un carton retourné. Une sorte de parapluie écolo pour le protéger de la pluie sans doute.

Sa dégaine me disait vaguement quelque chose. Arrivé à son niveau, je ralentis mon allure, baissai légèrement la vitre pour ne pas provoquer une inondation dans l’habitacle déjà abîmé. En regardant de près, mon impression était la bonne, c’était bien une connaissance. « C’est quoi ton délire, Bastos ! » lui criai-je.

Il souleva son carton des yeux pour me regarder tout en marchant. Dans son regard, on pouvait deviner un pétage de plombs. Bastos était un ami de longue date. J’avais entendu des rumeurs comme quoi il avait pris de plein gré le chemin de la folie. Ce n’étaient que des rumeurs. Mais qui venaient de se fonder malheureusement. Bastos, 25 ans au moment de cette rencontre, avait été surnommé ainsi parce que, plus jeune, il s’était mangé plusieurs balles perdues lors d’un règlement de compte entre deux bandes rivales du quartier et que le médecin n’avait pas pu lui retirer quelques projectiles logés dans les cuisses.

Mais cet évènement n’était, semble-t-il, pas la cause de son vrillage de câble. Une sorte de pitié m’envahit, je ne pouvais le laisser seul avec sa folie, je lui proposai de monter dans la voiture à l’abri de l’eau et d’un rhume certain. Sans répondre à mon invitation, il poursuivit son chemin comme s’il ne m’avait pas reconnu. Ou bien avait-il une mission à accomplir. Sans trop insister pour ne pas le froisser, je le laissai et continuai ma route. Cette scène me resta dans la tête toute la journée. Moi qui voulais trouver un ami et de la compagnie, j’étais servi. Avec le temps, j’ai compris qu’il avait perdu son boulot, sa copine, son téléphone et de surcroît sa famille impuissante devant son comportement de fou.

Certaines familles, devant la difficulté d’un enfant, ont pour première réaction l’incompréhension et le rejet. Comme si la faiblesse n’avait pas sa place. C’est ce que j’ai remarqué dans mon clan. Face aux épreuves, pas le droit de baisser les bras même quand celles-ci s’accumulent et empirent. Alors, on préfère exclure, trop honteux que le reste de la famille apprenne l’existence d’un Calimero, trop tabou, pas de place pour les faibles et en réalité pas le droit d’être humain.

Bastos n’était pas le seul qui avait viré de bord, dans le quartier. Il y avait Momo, un autre ami de la cour de récré, 24 ans aujourd’hui. Il était connu comme le beau gosse toujours bien vêtu, propre sur lui en toutes circonstances. Aucune fille ne lui résistait, même et surtout les plus âgées. Lui a complètement décroché, il est persuadé que les extra-terrestres sont parmi nous, qu’il communique avec eux et qu’ils débarqueront. Peut-être bien qu’il a raison, on ne sait jamais. Après tout, c’est nous les fous à leurs yeux. Mais quand sa mère me dit qu’il a offert sa BMW rouge à un inconnu à Amsterdam… Bon, c’était un ancien modèle mais une BMW, quand même.

Maintenant son allure a changé, ses habits ont pris de l’âge et sa coiffure autrefois top classe s’est alourdie de quelques touffes. A plusieurs reprises, je l’ai aperçu près d’un vieux pont du quartier en tee-shirt à des heures tardives par un froid maladif. Ces scènes qu’on pourrait apparenter à des films, sont devenues quasi quotidiennes dans la capitale, banales. Au point qu’on n’y prête plus attention. Je vous ai cité quelques proches qui ont trébuché sur le bas-coté de la vie. Certains d’entre eux trouveront le moyen de restaurer l’équilibre. Pour les autres, ce sera la chute totale.

Idriss K

Photo : Ewan McGregor dans le film « Trainspotting ».

Pour joindre Idriss K : idriss_k@ymail.com

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