« La force ne vient pas d’une capacité physique mais d’une volonté indomptable.» Gandhi aurait pu penser à Chancel Gatsoni en déclamant ce mantra. Ce coach sportif et entrepreneur hyperactif n’est pas avare de citations pour motiver ceux qui viennent souffrir de leur plein gré dans le complexe sportif des Francs-Moisins à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ou dans ses boot camps. Ni d’humour. A un habitué qui vient de cracher ses poumons, il prévient, taquin : «Si tu vas au bar à chicha au lieu de t’entraîner, je le saurai, j’ai mes informateurs !» Sous-entendu : « dans le quartier, tout se sait et je connais tout le monde.» Malgré quelques râles de douleur, l’ambiance sur le parquet vert printemps est studieuse et familiale.
Sous ses injonctions fermes mais bienveillantes, ils et elles – car ce sont surtout des femmes qui constituent le gros des troupes – courent, enchaînent les abdos, suent comme des bœufs, s’étirent. Tous en bavent mais en redemandent. Neuf entraîneurs composant son association Infinite assurent l’essentiel des sessions, mais Chancel Gatsoni tient à être présent au maximum. Il sait que le public se déplace d’abord pour lui, repéré sur les réseaux sociaux ou recommandé par le bouche-à-oreille d’adeptes qui dépensent 5 euros par cours collectif.
Chancel Gatsoni revient de loin et son histoire personnelle booste sa«sport street credibility». Si à 30 ans le «lifestyle guru, athlète et personal trainer», comme il aime se décrire sur son profil Instagram (55 200 abonnés), pète la forme, à 4 ans, ce costaud a passé trois mois dans le coma. Il est tombé d’un arbre dans la parcelle familiale, au Congo-Brazzaville. Le manioc amortit la chute mais les médecins sont formels : l’enfant souffrira de graves séquelles et sera porteur de handicap. Aujourd’hui, les broches qui font corps à l’intérieur de son bras, lui rappellent ce lointain souvenir mais, en apparence, nulle trace de traumatisme. « Dès le départ, mon père a refusé qu’on me considère comme malade ou handicapé. Il m’a fait venir en France deux ans après mon accident pour me soigner au mieux. Il m’a inscrit au club de karaté qu’il avait créé. A ceux qui voulaient me préserver, il répétait : « Il ne faut pas trop l’aider ! » Je sais qu’il avait peur pour moi mais il n’a rien montré. Chez nous, on n’a pas l’habitude de se plaindre ou de s’apitoyer sur son sort…»
Apprendre à concilier ou à réconcilier
Longtemps séparé de sa mère, Victoire, internationale de handball restée au pays avant un regroupement familial tardif, le sport devient sa planche de salut affective. Karaté, capoeira, boxe thaï, hip-hop via la première association qu’il monte à l’âge de 18 ans et qui deviendra au fil du temps l’Infinite actuelle. Le garçonnet, puis l’adolescent, se donne à fond et parvient à faire oublier les dégâts de la chute. Adulte, il comprend la dureté du paternel. Alain Gatsoni, figure des Francs-Moisins longtemps employé à la mairie de Saint-Denis et aujourd’hui à l’Education nationale, se souvient : « Quand il avait 12-13 ans, lors d’une rencontre nationale de karaté, il y avait beaucoup de monde et de bruit. Moi-même j’encourageais Chancel. Pendant que lui essayait de se concentrer. Après le combat, il m’a dit : « Papa, tu as failli me désorienter ! » Je pensais bien faire alors que lui avait besoin de calme pour élaborer sa stratégie. Mais il ne s’est pas laissé déstabiliser et a gagné la compétition ! » L’exigence héritée de père en fils et son propre libre arbitre ont fait de lui, des années plus tard, un champion international de taekwondo, privé des JO 2012 de Londres à cause d’une blessure.
P1100292.resizedLe cordon avec la famille et la cité, il le coupe après l’obtention de son BTS informatique en s’engageant dans l’armée au 16e bataillon de chasseurs. « Je pensais être bon, mais en arrivant à l’armée, j’ai pris de sacrés claques. C’était une étape nécessaire dans mon parcours. J’ai tellement appris. La discipline, l’esprit d’équipe. Et à nager, aussi. J’ai pu comparer les méthodes d’entraînements. Les Français privilégient la pédagogie ludique. Les Allemands et les Américains sont plus bourrins. Avec eux, c’est « fais d’abord et on discutera après » ! Depuis l’armée, je ne m’éparpille plus et termine ce que j’ai en cours avant de commencer autre chose. Et j’ai appris à ne jamais abandonner et qu’il n’existe aucune limite à part les barrières mentales que l’on se fabrique soi-même…» Facile à dire.
Les missions qui le mènent du Liban à la Côte-d’Ivoire lui révèlent des aptitudes et des évidences. « En Côte-d’Ivoire, sur une opération de maintien de paix, j’ai évité par le dialogue avec des factions rivales qu’une situation tendue ne dégénère. Je sais aussi que le fait d’être noir a joué en ma faveur dans cette médiation. » Dans la jungle guyanaise, il découvre les conditions de vie difficiles des Noirs marrons et des Amérindiens et prend une nouvelle claque. « Dormir deux mois dans un hamac, être dévoré par les moustiques, sans eau courante ni électricité, on apprend à apprécier le confort de la métropole. Ici, on se plaint tout le temps, on préfère voir ce qui manque plutôt que d’apprécier ce qu’on a. » Les liens qu’il tisse avec les populations locales et les cours de sport qu’il donne aux enfants couronnent sa carrière militaire.
« La situation sociale a empiré »
Le retour à la vie civile passe par la case Francs-Moisins et Saint-Denis : il se dit «fils de la ville». Les soubresauts des événements d’octobre et novembre 2005 avaient servi de déclic pour quitter la cité et s’engager dans l’armée. « Après les émeutes, j’ai ressenti comme une fracture et un besoin d’exil mais, après cinq ans d’absence, je suis revenu car si tu peux sortir du quartier, le quartier ne sort jamais de toi. »
Quand Zyed Benna et Bouna Traoré meurent électrocutés dans le transformateur EDF et que Clichy-sous-Bois s’embrase, il est aux premières loges. « J’avais 20 ans et je m’entraînais au club de taekwondo de Clichy. J’étais bouleversé par le drame qui secouait la ville. » Quand les émeutes se propagent dans son quartier, il s’inquiète pour le complexe sportif et s’organise avec des habitants pour créer un comité de surveillance. La garde est montée pour le protéger jour et nuit de ceux qui veulent brûler le gymnase. « On est à côté de l’autoroute, et ça a pété très fort, ici. Poubelles lancées sur l’A1, voitures qui flambaient, ça a énormément cramé. Quand les jeunes ont voulu s’attaquer au gymnase, celui dans lequel j’ai passé toute mon enfance, je ne pouvais que m’interposer. Ce lieu m’a sauvé et m’a évité de faire des bêtises de jeunesse qui mènent si souvent à la case prison. Moi aussi j’étais très énervé mais je leur répondais : « Allez brûler l’Elysée si vous voulez brûler quelque chose, mais ne détruisez pas nos installations. Ici, c’est chez nous, c’est notre quartier, alors ne touchez pas au gymnase ! »» Médiateur déjà.
Une décennie plus tard, nul doute qu’il déconseillerait d’aller incendier l’Elysée mais le constat est sans appel. « Si depuis dix ans des associations de quartiers se sont créées, ce qui est positif, et la rénovation urbaine a eu lieu, je pense que la situation sociale a empiré. J’ai l’impression que la population régresse et que nous sommes assis sur une poudrière. La génération de mon petit frère me fait peur. Quand j’étais ado, on levait la tête pour chercher les potes du regard. Maintenant, tout le monde baisse la tête pour fixer son smartphone. La cité a énormément perdu en termes de partage et d’échanges. »
Pessimiste à l’instar des Français, pour Chancel Gatsoni, il n’y a que le sport qui arrive à unir les gens. Sa carrière de coach qui cartonne, suite logique d’années d’investissement associatif doublé d’un parcours militaire, s’est imposée à lui presque par hasard. Un jour qu’il s’entraîne au parc, il observe deux filles faire des exercices pour essayer de maigrir. Agacé par leurs postures et mouvements approximatifs, il intervient pour les conseiller et décide de les aider dans leur quête de minceur. Une vocation et une réputation sont nées.
Entre 2013 et 2015, il entreprend un tour du monde pour organiser desboot camps en Europe, Amérique, Asie, Afrique et Moyen-Orient. Soixante-seize fitclubs éclosent de ces voyages qu’il gère à travers les réseaux sociaux, organisant les défis à distance. D’ici dix ans, il se voit bien à la tête de trois ou quatre salles de fitness, en France bien sûr, mais avec des rêves de développement en Europe et en Afrique. Récemment, il a partagé cette citation d’Abraham Lincoln sur sa page Facebook : « Rappelle-toi toujours que ton intention de réussir est plus importante que tout autre chose. »
 
Sandrine Dionys
Publié dans Libération.fr le 27 octobre 2015

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