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« Les gens ne tendent même pas la main pour être sauvés. » L’image fait froid dans le dos. Une embarcation de fortune coule, suivie d’un mouvement de panique. Certaines personnes se jettent à l’eau. En quelques instants, plus d’une soixantaine personnes se débattent pour ne pas se noyer, la plupart n’ont pas de gilet de sauvetage.

Le 21 juillet 2024, Rémi Vandeplanque est en mission de surveillance sur la côte du Pas-de-Calais avec ses collègues douaniers garde-côtes. Le patrouilleur long de 43 mètres sur lequel il navigue est venu en renfort de Brest, pour assister les opérations de sauvetage. Ce jour-là, un Zodiac est mal en point, et n’avance plus. « On a envoyé une équipe pour demander s’ils voulaient de l’aide, ils ont refusé », se remémore-t-il. Une heure plus tard, l’embarcation prend l’eau. Par chance, son équipage parvient à tirer tout le monde d’affaire. Mais ce n’est pas toujours le cas. « Peut-être que parmi les dernières personnes décédées en mer, il y a des gens qu’on avait déjà sauvés ».

Lire aussi. À Calais, la répression des exilé·es s’accentue, les morts en mer se multiplient

Et les morts en mer ne finissent plus de s’accumuler. Dans la nuit du vendredi 4 octobre au samedi 5 octobre dernier, deux naufrages distincts ont causé la mort de quatre personnes exilées, dont un enfant de deux ans, portant le décompte macabre à cinquante depuis le mois janvier.

On voit bien que les gens ne sont jamais dissuadés de passer, car la France ne veut pas d’eux de toute façon

La répression qui sévit sur les plages du nord pousse les exilés à prendre toujours plus de risques pour entreprendre une traversée sur des embarcations de fortunes surpeuplées, avec un gilet de sauvetage pour six personnes.

« On voit bien que les gens ne sont jamais dissuadés de passer, car la France ne veut pas d’eux de toute façon », constate Rémi Vandeplanque. Syndicaliste à Solidaire, lui pointe la responsabilité de l’État, la « doctrine zéro point de fixation » et plus largement le traitement réservé aux personnes exilées dans le nord de la France. « Cela recourt à générer du stress et des précipitations [dans les traversées] », analyse-t-il.

Des dizaines de millions d’euros pour la répression

Pourtant, des sommes considérables sont mobilisées pour la gestion de la frontière. Le 4 février 2003, la France et la Grande-Bretagne signent les accords du Touquet et actent l’externalisation des contrôles frontaliers britanniques sur le sol Français. C’est le point de départ d’une politique du tout répressif sur le littoral de la Manche. Depuis, les montants versés par l’Angleterre à la France sont régulièrement revus à la hausse et se chiffrent à plusieurs dizaines de millions d’euros chaque année. Au total, avec la manne engagée par l’État français, plus de 160 millions d’euros sont dépensés chaque année pour la gestion de la frontière : 85 % sont consacrés au volet répressif, 15 % au volet humanitaire.

Il y a peut-être mieux à faire que de pousser les gens à la mort

« Quand on voit les moyens déployés, ils seraient beaucoup mieux employés pour accueillir les gens ou mettre en places des voies de passages. Il y a peut-être mieux à faire que de pousser les gens à la mort. C’est inhumain  », constate Rémi Vandeplanque.

Une instruction en cours, qui fait suite au naufrage du 24 novembre 2021, laisse aussi apparaître des manquements graves des autorités dans les secours apportés aux embarcations en détresse. Sept militaires ont été mis en examen en mai et juin 2023, pour non-assistance à personne en danger. Malgré de nombreux appels à l’aide passés par des exilés sur un canot sur le point de sombrer, aucun moyen français ne s’était porté à leur secours. Le drame a causé la mort de 27 personnes, le naufrage le plus mortel recensé sur la Manche dans l’histoire récente.

Le sempiternel recommencement des traversées, des naufrages, des sauvetages, des drames, semble ne jamais devoir prendre fin. « On sait qu’ils vont être débarqués au port, et ils vont être lâchés dans la nature complètement mouillés. C’est un cycle infernal. »

Pas de prise en charge des naufragés par l’État

En plus de pointer la responsabilité de l’État dans ces accidents mortels, les associations dénoncent l’absence de prise en charge matérielle et psychologique des personnes naufragées. « La police n’appelle même pas les pompiers pour les blessés, alors même que les blessés le sont parfois à cause de leur intervention », dénonce Axel Gaudinat, coordinateur d’Utopia 56 à Calais.

Le dimanche 15 septembre, suite à un naufrage qui a fait huit victimes, entre 40 et 50 personnes auraient été interrogées pendant une dizaine d’heures par la Police aux frontières (PAF), « sans eau, sans nourriture, sans possibilité de mise à l’abri ni d’aide psychologique. Puis, ils ont été abandonnés à leur triste sort, sans rien », relate Axel. Alors ce sont les associations, non missionnées (donc non financées) par l’État qui tentent de combler le vide. « C’est à ce point-là que va l’indignité de l’État. »

En plus de la lourde tâche d’accompagner les rescapés, il faut aussi trouver des solutions pour rendre hommage aux personnes décédées. « Les individus, les solidaires, les associatifs se réunissent et s’occupent de contacter les familles pour leur dire que leur proche est mort, et voir avec eux s’ils veulent rapatrier le corps ou l’enterrer dans le nord », explique Axel Gaudinat.

Des cagnottes pour payer les funérailles ou le rapatriement des corps

À la Margelle, une maison dédiée à l’accueil et au repos pour les personnes exilées, les survivants de naufrages sont de plus en plus nombreux. Les proches de personnes décédées aussi. « On est bien obligé de s’adapter pour les accompagner », souffle Jeanne, une des cofondatrices du lieu, le regard embué. « La première étape, c’est d’identifier les corps quand ils sont retrouvés. C’est toujours du bricolage. On l’apprend souvent dans la presse. Le lendemain, on est appelé par tout un tas d’acteurs associatifs. Puis, il faut faire le lien avec la famille. Ensuite, les proches qui sont sur place ont un rendez-vous avec la police, ils peuvent être accompagnés par une asso. C’est suivi d’un test ADN pour les membres de la famille et d’une identification du corps », égraine-t-elle, assise sur le canapé du salon.

Des démarches auxquelles les personnes solidaires se sont tristement habituées ces derniers mois, se retrouvant à gérer l’indicible aux côtés des rescapés. Mais toutes et tous rappellent que ces tâches ne devraient pas leur incomber. « Les proches des victimes devraient être accompagnés dans leurs démarches par les pouvoirs publics. Par exemple, avec une prise en charge de la préfecture dans la recherche de pompes funèbres et un accompagnement financier pour les enterrements. Ce sont quand même leurs politiques qui sont responsables de ces morts », assène Alexia, coordinatrice juridique et social de l’association Refugee women’s centre, établi dans le Calaisis.

Les gens meurent sur les plages françaises à 300 km de Paris et tout le monde s’en fout

Le lendemain des naufrages mortels, une cérémonie de commémoration est toujours organisée dans le centre de Calais, comme, la dernière en date, ce dimanche 6 octobre. L’occasion de rendre un dernier hommage à un proche, un membre de sa famille, un compagnon de route. Mais le sentiment d’abandon face à ces drames reste palpable. « Les gens meurent sur les plages françaises à 300 km de Paris et tout le monde s’en fout, enrage Axel Gaudinat. Chaque personne à une histoire, un vécu et surtout des raisons très légitimes d’avoir pris le chemin de l’exil. Ils aspirent seulement à vivre quelque part en paix, à faire des études… »

Un manque de soutien psychologique

Celles et ceux qui survivent au naufrage ne renoncent pas pour autant à rallier les côtes britanniques. Les multiples tentatives laissent les corps et les esprits meurtris. Ces événements traumatisants nécessiteraient une prise en charge psychologique sur le long terme. À plus forte raison pour des personnes ayant déjà subi de nombreux traumatismes tout au long de leur parcours migratoire, et parfois perdu des proches.

À la suite d’un naufrage, il faudrait un entretien dans les 24 à 72 heures maximum

« Il faut ajouter les violences subies sur les lieux de vie, lors des expulsions, précise Feyrouz Lajili, coordinatrice à Médecins sans Frontière. À la suite d’un naufrage, il faudrait un entretien dans les 24 à 72 heures maximum pour déceler un traumatisme et mettre en place une prise en charge pour éviter que le stress post-traumatique ne s’installe », analyse-t-elle. Mais à Calais, la possibilité d’accès aux soins est largement insuffisante pour les personnes exilées. Des consultations psy sont possibles à la Pass (permanence d’accès aux soins de santé), mais une seule psychologue y exerce. Selon l’associative, qui tient un accueil de jour à Calais, nombreux sont celles et ceux qui développent des troubles du sommeil, du stress, des troubles dépressifs voir des pensées suicidaires.

Dans les cas les plus extrêmes, Feyrouz Lajili explique que l’on retrouve des personnes en errance, qui ont subi tant de traumatismes qu’elles présentent des troubles psychiatriques lourds. « Ces personnes auraient besoin de voir un psychiatre. Elles ne savent plus où elles sont ni ce qu’elles veulent faire, elles sont juste dans un mécanisme de survie. »

La mort omniprésente

À la Margelle, qui accueille des survivants de naufrages, il faut composer avec les traumatismes de chacun et essayer d’avancer. Mais les jours qui suivent les drames sont parfois bien compliqués. « Les gens sont en pleurs dans la maison, il n’y pas d’espace privé pour s’isoler. Les rescapés deviennent le lien entre ce qu’il se passe ici et la famille au pays. C’est bien lourd à porter », déplore Jeanne.

On se rend compte que tout le monde a côtoyé la mort à Calais

L’accumulation des drames ces derniers mois a pris tout le monde de court. Personne ne peut être préparé à de telles situations. Pourtant, tous et toutes y sont confrontés. « On se rend compte que tout le monde a côtoyé la mort à Calais. C’est le cas de quasi tout le monde à la maison en ce moment. Parfois, ils ont vécu plusieurs naufrages. Ça, c’est assez nouveau. C’est morbide », souffle Jeanne.

La situation est intenable pour la plupart. Certains jeunes mineurs isolés, censés pouvoir obtenir l’asile, finissent par décider de rester en France, à force de fatigue, de tentatives et d’échecs. D’autres à l’inverse, qui n’ont vu de l’hexagone que Calais, préfèrent  fuir. Feyrouz Lajili est amère : « Quand on leur dit qu’ils peuvent rester en France, souvent, ils disent : “Si c’est ça la France, on ne veut pas rester ici. On ne veut plus voir Calais de notre vie “. »

Névil Gagnepain et Lilian Ripert

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