Les urgences, « sont la vitrine de l’hôpital, car on y voit toutes les pathologies » confie Samia, infirmière de jour à l’hôpital Jean Verdier de Bondy (93). Les urgences sont aussi la vitrine de la société, parfois aussi le lieu des urgences sociales. Des sans-abri, des femmes de 25-35 ans vivant seules venues pour tentatives de suicide, celles aussi de la cinquantaine qui arrivent avec un taux d’alcoolémie défiant les baromètres, des jeunes, des personnes âgées, les ivresses de la nuit… et aussi les « bobologies » de ceux qui viennent aux urgences, car c’est pratique et rapide. Il y a aussi ceux qui ne peuvent pas avancer l’argent des consultations ou encore ceux qui viennent sortir de l’isoloir social pour deux fois rien, mais à la recherche d’un contact humain. La liste est exhaustive. Ici passent près de 90 personnes par jour, soit 30 000 par an.
La journée commence à 8 h 30 par une réunion où les infirmiers, internes, externes et médecins, onze personnes au total, font un débriefing des patients de la veille. Une passation de dossiers de l’équipe de nuit à la relève du jour sous l’œil du docteur Romain Dufau, le chef de service. Déjà dix personnes patientent en salle d’attente. À l’accueil, un ordre de priorité allant de la grosse pathologie au bénin, est établi.
Les portes automatiques s’ouvrent, de l’autre côté, six box et entre les deux, une salle informatique pour les médecins. En fin de parcours, la salle de déchocage pour les patients instables (coma…). Un peu plus loin, une unité d’hospitalisation de courte durée chargée de surveiller les patients pendant 48 heures et décider d’un retour à domicile, d’un transfert dans un service ou un autre hôpital. Dans ce même espace, juxtaposé aux urgences, il y a le pôle médico-judiciaire accueillant les victimes et auteurs de violences en garde à vue arrivant souvent menottés entre deux policiers.
10 h 30. Un brancard arrive avec un jeune homme, la vingtaine, entouré de deux pompiers. Une voiture vient de le percuter alors qu’il était à l’arrêt. « Il faut attendre le senior de traumatologie pour enlever la planche et le collier cervical, c’est la procédure aux urgences » dit Malik, l’aide-soignant. Rien de grave, diagnostique le médecin.
Un peu plus loin, dans le box 1, des cris : « Je veux qu’on me détache, je suis plus bourrée ». « Elle est arrivée cette nuit avec 2,2g d’alcoolémie, confie Samia. Elle a déjà fait plusieurs tentatives de suicide ». Elle fait remarquer que « les patients de la journée ne sont pas tout à fait pareil que ceux qui arrivent la nuit, car ils sont plus agressifs, plus alcoolisés… Les équipes de nuit sont parfois plus en souffrance, car ils sont moins nombreux, mais au fil du temps, je me rends compte que même les patients de jour sont parfois aussi agressifs que la nuit. Le  problème est que maintenant les gens veulent tout et tout de suite. Ils ne veulent plus attendre. Ils veulent que le traitement agisse de suite alors qu’il faut laisser le temps que le remède fasse effet. Certains vont même jusqu’à porter plainte ou écrire à la direction. Il y a des règles à respecter : le délai d’attente est en fonction du degré d’urgence allant de l’urgence vitale, immédiate, à 2 h 40 d’attente pour une “bobologie” et, dans ce dernier cas, on explique au patient qu’il va devoir attendre même s’il est arrivé en premier. Souvent le patient ne comprend pas cela et veut être pris en charge de suite alors qu’il pourrait aller pour ce type de pathologie chez son médecin traitant ». D’ailleurs, le personnel soignant bénéficie régulièrement de formations pour apprendre à mieux gérer l’agressivité et la violence des patients afin de prévenir ce genre de situations de plus en plus fréquentes.
photo (1)Parmi les patients du jour, un homme d’origine russe, accompagné de son fils de 12 ans venu traduire. L’homme vient consulter pour un traumatisme crânien suite à une bagarre avec un ami. Dorina, infirmière d’origine roumaine, explique qu’il arrive assez régulièrement que le personnel communique en russe avec des patients originaires de pays de l’Est, en anglais avec ceux d’origine indienne ou sri lankaise, en arabe, en espagnol… pour les mettre à l’aise et surtout faciliter le contact. Il y a aussi ce patient d’une quarantaine d’années venu pour un accident domestique qui s’est ouvert la main en bricolant et pour lequel, c’est une première fois aux urgences.
Un « panaché » de la société
Mais personne n’est à l’abri, même au sein du personnel soignant. En salle de déchocage, pas pour la gravité de son cas, mais par manque d’espace pour se reposer, une infirmière fait des soins à son infirmière-cadre qui vient de faire une crise d’asthme. Myriam, la cadre de santé s’exprime : « Les urgences sont un service intéressant et complexe à la fois. On se doit d’être opérationnels et apporter une qualité de soins optimale avec les moyens qu’on nous donne. Il est vrai aussi que l’on reçoit des gens en lien avec le département dans lequel nous sommes. Ce n’est pas un département simple, il y a beaucoup de pauvreté et ça devient aussi la vitrine de la société, mais ici tout le monde est traité de la même façon. Cela arrive d’avoir des personnes qui viennent ici, car ils n’ont pas les moyens de payer un généraliste. Je me souviens aussi d’un patient d’une quarantaine d’années qui venaient régulièrement pour un bouton dans le dos. C’est l’excuse pour avoir un contact humain et qu’on s’intéresse à lui… Enfin, il y a aussi bien sûr tous les autres cas classiques. On a un panaché de tout ».
Je reviens vers l’accueil et m’assois aux côtés de Malik, l’aide-soignant. Il revient sur son métier, « cela nous arrive de devoir laver certains patients avant de les consulter. Cela arrive assez régulièrement lorsque les pompiers arrivent avec un sans domicile fixe. On les lave et leur donne aussi des vêtements propres même si l’on n’en a pas suffisamment ou on leur met juste une blouse blanche. Quand ils sont ivres, ce n’est pas toujours facile de leur faire prendre une douche. On essaie aussi de comprendre pourquoi ils en sont arrivés là et on s’aperçoit que c’étaient des gens comme nous avec des métiers, un appartement ou une maison et qu’à un moment donné tout à basculé. Sans le sou et sans le soutien de la famille, on se retrouve vite à la rue. Dans ce cas, c’est sûr qu’on relativise et on se dit qu’on a de la chance. Ça fait 17 ans que je travaille aux urgences et je constate de plus en plus de précarité et de misère. On constate de plus en plus d’agressions : violences conjugales, sacs arrachés, des personnes frappées dans la rue pour rien… On a aussi ici une assistante sociale avec qui on travaille, car il y a parfois des gens qui viennent, car ils n’ont pas de toit… »
À 17 h 30, un patient schizophrène arrive sanglé sur un brancard accompagné de trois policiers. On le place dans le box 1. Il a fait une crise lorsque la juge au tribunal a rendu son jugement suite à une agression. Il discute avec les policiers et semble content d’être là comme s’il allait ensuite rentrer normalement chez lui. Il est aimable. Les policiers, las, devront attendre trois heures avant qu’un psychiatre le prenne en charge. Pendant ce temps-là, l’équipe de nuit arrive et prend la relève jusqu’au lendemain 7 h.
photo (3)Il est 22 h, trois accidentés de la route sont déjà enregistrés. Kevin, l’infirmier de nuit explique : « Nous n’avons pas des cas lourds ici, juste des petits accidents, car dans le cas inverse, nous les envoyons ailleurs. On ne prend pas en charge les gros traumatisés dans cet hôpital ». Il y a aussi deux personnes en salle de déchocage : une tentative de suicide par médicament et une personne âgée qui a fait un gros malaise après son repas.
L’infirmière de nuit, Esther, constate : « concernant les tentatives de suicide, il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes entre 25-35 ans. Ce sont en général des jeunes femmes. Après le contexte est différent : suite à une déception sentimentale, des personnes avec un contexte social particulier, car elles sont toxicomanes ou encore sans emploi avec un entourage pas très aidant… Dans 80 % des cas, elles n’en sont pas à leur première tentative. Elles ont aussi parfois des antécédents psychiatriques avec des chocs qu’elles ont mal encaissés… En revanche, chez les hommes de cette tranche d’âge, ça sera plutôt des problèmes liés à l’alcool. Mais en même temps, on voit de plus en plus apparaître des cas d’alcoolisation aiguë chez des femmes. On n’en voyait pas autant que ça avant. Ce sont souvent des femmes de la quarantaine, cinquantaine. Dans ce cas, ce sont des femmes qui ont plus un problème social que psychiatrique. On constate aussi que tout cela s’étale de plus en plus sur la semaine, car avant, le week-end, on avait tous les cas d’alcoolisation, d’agressions… C’est d’ailleurs aussi ce que constatent les équipes de jour. En même temps, on voit aussi de tout comme des cas de bobologie qui ne nécessitent pas une consultation aux urgences. Il faut aussi dire que la notion d’urgence varie d’une personne à une autre. De plus, le département de la Seine-Saint-Denis est un département peu sécurisé et peu sécurisant, ce qui n’incite pas les médecins généralistes à venir s’installer tout comme certains coins perdus en province ».
« Travailler aux urgences c’est un choix »
La soirée se poursuit. Une jeune femme de 27 ans arrive vers 23 h, car elle vient de faire une « crise de nerfs » dans un restaurant et s’est cognée la tête. Une dame de la cinquantaine se présente avec sa fille, la petite vingtaine, car sa poitrine saigne suite à une intervention chirurgicale faite il y a une semaine… d’autres cas plus classiques se succèdent. Les différents membres de ces équipes de jour comme de nuit me disent régulièrement la même chose : « travailler aux urgences est un choix, car le travail n’est pas monotone et on y voit toutes les pathologies ».
De retour vers l’accueil, je m’installe à côté de l’aide-soignant de nuit, Boualem, qui m’explique que le travail de jour et de nuit est différent : « on a des tâches supplémentaires à faire de nuit, car nous sommes moins nombreux. On a globalement un personnel plus restreint de nuit que de jour à l’hôpital. À partir d’une certaine heure, on emmène les patients en radio ou dans les étages, on fait donc du brancardage, on les inscrit à l’accueil alors que de jour il y a une administrative qui s’occupe de ça, on monte aux étages les bilans sanguins à faire, on fait pas mal d’allers-retours… Cela peut paraître surprenant, mais on constate aussi qu’en périodes de pleine lune, les patients sont beaucoup plus agressifs et on en a plus aux urgences pendant ces périodes-là ».
Selon Medhi, médecin rattaché à l’UMJ (unité médico-judiciaire) depuis 18 ans, « il y a de plus en plus de gardes à vue de jeunes mineurs, parfois de jeunes de 12-15 ans, ce que l’on ne voyait pas avant. On voit parfois les mêmes revenir plusieurs fois. La procédure veut que lorsqu’on est en garde à vue et que l’on est mineur, la police vous envoie directement consulter un médecin à l’UMJ. Lorsqu’on est majeur, cela n’est pas une obligation, mais dans la plupart des cas souvent les auteurs ou victimes demandent à voir le médecin. Ils viennent souvent pour violences et dans d’autres cas pour drogue, vol… On voit de plus en plus de jeunes adolescents consommer du cannabis. On voit aussi ici beaucoup de cas de violences conjugales. Il y a beaucoup de détresse sociale. L’UMJ de l’hôpital Jean-Verdier à Bondy est la deuxième en Ile-de-France qui a le plus de passage avec 12 000 à 13 000 personnes par an. 95 % sont des hommes entre 15 et 30 ans et la grande majorité est en garde à vue pour consommation de stupéfiants, petits trafics, vols… mais également des victimes de violences sexuelles ».
La nuit se termine. Une autre commence aux urgences…
Cristel Fabris

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