Tout commence dans sa ville natale du Havre. Issu d’une famille sénégalaise, Diouldé Niaré grandit au sein du quartier de Caucriauville. Il se décrit comme ayant été un jeune garçon fougueux. Plus jeune, Diouldé n’avait pas de perspectives d’avenir arrêtées. La seule vie à laquelle il était destiné, était celle que suivaient les grands de son quartier, celle de la délinquance. « Je n’avais pas vraiment d’ambitions. Lorsque j’avais 15 ans, j’ai réalisé que la seule chose que je savais, c’est que j’allais finir en prison tôt ou tard. Pour moi, le parcours normal pour un jeune de quartier, c’était la délinquance ».
Un jour, la bêtise de trop le conduit en détention. C’est alors que Diouldé, âgé de 19 ans au moment des faits, se rend compte qu’il a, malgré lui, entraîné ses proches dans sa chute. « Au début, je pensais être seul dans ma galère, sans réfléchir aux répercussions que ça allait avoir sur les autres. Mes proches, mes amis, ma famille. J’avais une vision centrée sur moi-même, sans penser aux autres. » Cette période d’enfermement, difficile pour lui, sera également le déclic qui permettra à Diouldé de réfléchir à sa situation. Après neuf mois d’incarcération, Diouldé retrouve la liberté et commence un nouveau départ.
La naissance de Jailcar
Après sa sortie de prison, le jeune havrais décide de se reconstruire. Il travaille et fonde une famille. Quelque temps plus tard, l’un de ses amis, havrais lui aussi, est incarcéré à Amiens. La prison d’Amiens, située à deux heures de route du Havre, devient un véritable parcours du combattant pour la famille de son ami. « Ma famille a également connu des difficultés pour me visiter quand j’étais en détention, surtout ma femme. Mais c’est seulement à partir du moment où j’ai eu un proche incarcéré que j’ai pris conscience des vrais problèmes autour de la mobilité et du coût pour visiter les détenus ».
Pour le havrais de 38 ans, les visites au parloir sont essentielles. « Les visites des familles font partie du processus de réinsertion », affirme-t-il avec conviction. Au départ, lui vient l’idée de créer des navettes en connexion directe avec les établissements pénitentiaires. Puis, il pense à une application de covoiturage entre familles de détenus. Une idée qui restera dans un coin de sa tête pendant près de dix ans. En attendant, Diouldé lance avec son frère une rôtisserie. Ce projet lui permet de réaliser qu’il est possible de créer et de se lancer dans la conception de son application. « Avec mon frère, on est juste partis d’une feuille blanche et on a réussi à arriver au projet finalisé. À partir de là, je me suis rendu compte que c’était possible d’entreprendre », explique-t-il.
2 000 inscrits en quelques mois
Diouldé quitte alors son travail, qui ne lui plaisait plus, pour se lancer pleinement dans ce projet de covoiturage. Pour développer son application, il est accompagné par une association qui épaule les entrepreneurs. Il apprend lui-même et lance son appli avec ses fonds propres. En 2023, l’application Jailcar voit le jour. Inspirée de Blablacar, elle permet de mettre en relation des familles sur leurs trajets jusqu’aux établissements pénitentiaires. Son succès est presque immédiat : en quelques mois, près de 2 000 personnes s’inscrivent sur l’application.
Les proches sont livrés à eux-mêmes, il y a des familles qui dépensent 300 à 400 euros pour chaque visite
Selon Diouldé, ce succès traduit avant tout un problème qui dure depuis des années : celui de la difficulté pour les familles de rendre visite à leurs proches en détention. « Entre le moment où l’idée m’est venue et le lancement de l’application, 10 ans se sont écoulés et rien n’a changé. L’État ne s’est jamais penché sur le problème. Les proches sont livrés à eux-mêmes. Il y a des familles qui dépensent 300 à 400 euros pour chaque visite et les horaires de transports ne sont pas adaptés aux heures de parloir, alors qu’un retard peut vous faire rater le parloir. »
Une enquête de 2017 menée par l’Uframa [(Union nationale des Fédérations Régionales des Associations de Maisons d’Accueil de familles et proches de personnes détenues) sur la condition des familles de détenus estiment que 67,2 % utilisent la voiture pour se déplacer vers les établissements pénitentiaires. Le rapport pointe, comme Diouldé, la mauvaise desserte en transports en commun. La grande majorité des interrogés, soit 41,3 %, mettraient entre une et deux heures de trajet pour visiter leurs proches en détention.
Une application à la fibre sociale
Aujourd’hui, plus de 2 000 utilisateurs sont inscrits sur Jailcar et Diouldé propose lui-même des trajets via son application. « Je fais souvent des trajets sur Jailcar pour aider les gens et être au cœur du projet. » Être présent sur l’application est un moyen pour lui de témoigner de l’efficacité de Jailcar. « Une fois, je me suis proposé pour un covoiturage et la personne que je devais amener a eu 50 minutes de retard à cause d’un train. Une fois arrivée, elle est montée dans la voiture et en roulant un peu vite, on a fini par arriver à temps pour sa visite au parloir. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’utilité de mon appli ».
Chez les familles, il y a une forme de solitude, d’isolement et de culpabilité
Avec Jailcar, le havrais porte aussi l’ambition de faire de cette plateforme un espace de parole et de sociabilisation entre familles de détenus. Selon lui, l’isolement n’est pas seulement du côté des personnes incarcérées, mais également un problème que rencontrent leurs proches. « Chez les familles, il y a une forme de solitude, d’isolement et de culpabilité. Elles ont besoin de se livrer à des personnes qui sont, elles aussi, concernées. » Grâce à son initiative, de nombreux liens se sont créés entre proches de détenus. « Au-delà du covoiturage, il y a tout un aspect social qui s’est développé. Les gens se rencontrent, créent des liens et s’entraident sur la durée », ajoute-t-il.
À l’avenir, Diouldé souhaite pérenniser son application. Il a d’ailleurs entrepris une tournée des Accueils Familles pour faire connaître son application. Il tient à la libération de la parole des proches et espère que son initiative pourra les aider à se sentir mieux durant cette dure épreuve.
Sélim Krouchi