Le courrier est arrivé la veille de Noël, comme un cadeau de sa direction. En l’ouvrant, Yassine Lamotte n’a rien découvert d’autre qu’une convocation à un entretien disciplinaire ce lundi 13 janvier. Machiniste au dépôt RATP de Vitry, l’homme se voit reprocher son comportement lors du piquet de grève du 10 décembre dernier.

Ce matin-là, la tension était forte entre grévistes et non-grévistes. Dans une vidéo relayée par certains médias dont BFMTV, plusieurs grévistes, dont Yassine, s’en prennent verbalement à leurs collègues qui ont choisi de ne pas se mobiliser. Le petit groupe entonne alors un tube de Vegedream, « La fuite », et ce refrain poétique : « J’aime pas les suceurs de b…, les gros suceurs de b… »

Deux autres collègues de Yassine, Patrick Moussin et François Lazardeux, ont été convoqués pour le même motif à un entretien disciplinaire demain. Parmi les accusations proférées par la direction, avoir « entravé la libre circulation des bus et la liberté de travailler de plusieurs non-grévistes, désorganisé l’entreprise dans sa mission de service public, et exercé des pressions anormales sur ses collègues ».

L’homme de 35 ans, marié et père de deux enfants, a pourtant selon lui une carrière sans anicroche. « Cela fait quatorze ans que je suis à la RATP sans avoir eu aucun accident !, s’enorgueillit celui qui est depuis peu formateur des jeunes conducteurs. Aujourd’hui, je risque une révocation pour faute lourde ! » 

C’est un message politique, la CGT est directement visée

Ses deux collègues, Patrick et François, ne disent pas autre chose. Eux ont reçu le courrier quelques jours plus tard, peu après le Nouvel An. Mêmes causes, mêmes effets. Point commun entre Yassine, Patrick et François : ils sont syndiqués à la CGT. « On me reproche le comportement que j’aurais pu avoir dans le cadre du piquet de grève, précise Patrick, machiniste de 49 ans à la carrure imposante. Mais, en réalité, c’est un message politique, la CGT est directement visée ».

Quant à François, agent de maintenance de 53 ans, proche de la retraite, il ignore les motifs de sa convocation qui ne sont pas explicités dans le courrier (que le BB a pu consulter). « C’est comme ça qu’ils procèdent à la maintenance. J’en saurai plus le jour J », explique-t-il. Les trois mis en cause ne cachent pas leur fatigue. Alors qu’ils entament leur 37e jour de grève, ils sont conscients qu’à la fin du mois, leurs fiches de paie risquent d’afficher zéro.

« Psychologiquement, c’est dur, reconnaît Yassine, les traits tirés. Il faut gérer le financier, la fatigue et aujourd’hui la sanction disciplinaire. » Depuis le 5 décembre, la vie des trois hommes est rythmée par les piquets de grève où ils sont présents dès 4h30 du matin, les assemblées générales et les manifestations. François reconnaît que cela n’est pas sans conséquence sur sa santé et sa vie de famille : « J’habite à 25 kilomètres (de Vitry, ndlr), je me lève à 2h30 tous les matins pour être là, mais physiquement, je commence à être à bout. »

Un contexte social tendu sur le site de Vitry

Yassine, lui, a été très touché par les accusations d’homophobie auxquelles il a dû faire face. « Les médias en ont parlé et dans la vidéo on ne voyait que ma tête, se souvient-il. Tu rentres chez toi et on te dit : ‘T’as eu des propos homophobes à l’égard de tes collègues ? C’est quoi ce délire ?’ Même si les gens les proches te soutiennent, c’est toujours compliqué ». Dans les vidéos auxquelles nous avons pu accéder, on peut voir que la scène se déroule après le déblocage du dépôt par les forces de l’ordre. Un conducteur non-gréviste au volant de son bus semble invectiver ses collègues grévistes, sans que l’on puisse entendre ses propos. S’ensuivent les insultes au passage du bus.

Pour François, ceci n’est qu’un prétexte. « Quand tu traites quelqu’un d’enculé, c’est une insulte, c’est tout, affirme-t-il. On n’a jamais été homophobe, d’ailleurs certains de nos collègues sont homosexuels et ça n’a jamais posé problème. » De son côté, Patrick tient un discours plus politique. Le Parisien, à la fois élu du personnel et représentant syndical, affirme que ces trois convocations sont motivées par le contexte du 10 décembre : « Nous étions au début du mouvement. Ça commençait fort. A Vitry on impulsait, on avait le taux le plus fort de grévistes. La CGT, contrairement à d’autres syndicats, a toujours exigé le retrait du texte de loi. On gênait le gouvernement. Aujourd’hui, ils nous font payer la grève, parce qu’on a osé relever la tête. »

En filigrane, les trois hommes évoquent le contexte tendu sur le site de Vitry. Depuis l’arrivée d’un nouveau directeur il y a un an, les relations sociales sont difficiles au sein du dépôt. Au point que tous trois risquent et craignent une révocation pure et simple, malgré les soutiens venus nombreux des collègues, des représentants syndicats et des élus.

Les salariés se mobilisent en soutien

Yassine, pourtant, ne regrette pas son engagement dont il rappelle la genèse : « On ne combat pas la RATP, on se bat pour la boîte et pour une société meilleure. Et là, on se retrouve convoqué à des conseils disciplinaires… Moi, je suis né avant 1985, donc je ne suis pas touché par cette réforme, mais je pense à l’avenir de nos enfants et ceux qui viendront après. »

Après l’entretien, tous trois filent d’ailleurs à l’AG organisée ce jour-là. Signe que le coup de pression que constitue cette convocation n’a pas entamé leur motivation. Ce lundi, une mobilisation de soutien est prévue en marge de leur convocation, en présence d’élus locaux et de leurs collègues.

Céline BEAURY

Crédit photo : CB / Bondy Blog

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