Les visages sont fatigués, les traits tirés, dans l’obscurité du petit matin. Il fait doux à Marseille. Plus d’une dizaine de degrés, à tout juste 4 heures du matin. On s’active doucement avenue de Plombière, car c’est l’heure du départ pour le marché aux puces. Alin Varga habite un abri en bois, sur le bord de la route. Un endroit discret, où il ne gêne personne…

Sur son bout de terrain, deux cabanes de fortune : celle des beaux-parents et la sienne, qu’il partage avec sa femme Sereasa, et ses deux enfants, Shakira et le petit Alin. Ce matin, le garçonnet dort d’un sommeil profond aux côtés de sa petite sœur. Pas d’école le samedi, pour lui qui vient tout juste d’être scolarisé depuis septembre. Installée ici depuis quatre mois, la petite famille s’approprie peu à peu les lieux. Un énorme téléviseur trône sur une étagère. Il fonctionne uniquement la nuit, faute d’électricité le jour. Dans le jardin, sorte de caverne d’Ali Baba à ciel ouvert, attendent toute les trouvailles de la semaine : un vélo, des bricoles électroniques, et surtout des vêtements. En France, et par la force des choses, cette famille d’agriculteurs s’est reconvertie en chiffonniers et ferrailleurs.

Détour par la caserne de Plombières

Tout est chargé dans la camionnette d’Alin qui parcourt moins d’un kilomètre avant son premier arrêt. Nous sommes au 91 boulevard de Plombières. Alin vient chercher ses parents, Remus et Virginia, qui vivent dans cette caserne désaffectée, réquisitionnée début novembre par des associations.

La camionnette reste garée à l’extérieur. Alin n’est pas forcément le bienvenu dans cette caserne, qui vit au rythme de l’installation d’une centaine de personnes. Le lieu est autogéré, même si les bénévoles assurent une présence et un semblant d’ordre quotidien. Il existe tout de même certains conflits de hiérarchie et une tension palpable, le soir venu. Mais ce matin, c’est calme. Tout le monde en voiture : direction, le marché aux puces de Bougainville.

De bonnes affaires et quelques éclats de voix

Sur le tableau de bord restent accrochées les clés du précédent véhicule d’Alin : une Renault Express. Il y a quelques mois, elle lui a été volée.  Il a fallu en racheter une autre. Puis se battre pour retrouver sa carte grise, lorsque la police lui a confisqué pour défaut de contrôle technique, à l’occasion d’une descente dans un camp.

Arrivée à destination, les chineurs sont déjà sur place, car « c’est à 2h30 qu’on fait les bonnes affaires ». Les marchandises sont à peine sorties au pied de la camionnette qu’un attroupement se forme. Les acheteurs se bousculent, fouillent dans les sacs… Les esprits s’échauffent et le ton monte. Pour certains clients, le marchandage s’inscrit dans un rapport de force, où le respect n’a pas sa place. « Il y a souvent des bagarres, même pour une paire de chaussures » confie un habitué, alors que des éclats de voix répondent à une paire de baskets lancées au visage de Virginia. Il n’est pas encore 5 heures.

La famille réussit finalement à s’installer, et la tension descend d’un cran. Sur un drap sont posés des écrans, un vieux Polaroïd, des dvd et de vieux téléphones Nokia. Sur un autre des vêtements d’hivers. Le calme est revenu sur le marché aux puces. Le seul bruit reste celui de l’autoroute, qui enjambe le marché : un murmure régulier trouble à peine cette quiétude. C’est dans ce silence qu’Alin remet en route la camionnette : lui ne reste pas au marché. Pendant que Virginia et Remus vendront leurs marchandises, il ira arpenter les rues à la recherche de ferrailles et peut-être de quelques machines à laver.

« Il faut être prudent »

Les chineurs s’affairent équipés de lampes torches. Remus endosse son rôle de vendeur, retournant ses articles dans tous les sens, pour prouver leur bonne qualité. Inlassablement il argumente, dans un français balbutié, entrecoupé de roumain et d’espagnol. Cette paire de chaussures ?  « 2 euros » réclame un client. « 10 ! » répond Remus, stupéfait. Difficile pour lui de comprendre pourquoi tout le monde lui propose un ou deux euros, quand il voit ses articles vendus jusqu’à 30 euros dans les magasines publicitaires. C’est de la « marque » pourtant.

5 heures, un nouveau vendeur installe son barda à côté des Roms. Aïssa, mécanicien à la retraite, est originaire de Saint-Etienne. Ces « gens là, je ne les fréquente pas », assure-t-il avec indifférence. « Il faut être prudent quand même » ajoute t-il en s’éloignant. La prudence, une consigne répétée toute la matinée à qui traîne un peu trop près des Roms… Mais sans jamais expliquer de quoi se méfier.

Plus loin s’installent deux hommes. L’un d’eux entame une prière avant de s’affairer. Soudain résonne une musique roumaine, et le regard de Remus s’illumine au passage d’une camionnette blanche. Un signe de la main, un sourire : c’est un ami à lui, qui part travailler. Un vrai travail, avec un contrat…

De la Roumanie à la France, en passant par l’Espagne

Comme son fils, Remus était agriculteur en Roumanie. Il labourait la terre sans tracteur et sans moyens. Alors, avec sa femme, ils ont quitté la misère du pays direction l’Espagne. Séville, Barcelone…mais les Espagnols avaient de moins en moins à donner, très peu à jeter… En 2010, après cinq années passées en Espagne, le couple traverse une nouvelle fois la frontière, direction la France. Il y a un peu plus d’argent mais moins de respect. De la part de la police surtout. La police qui fait guetter sa montre à Remus, anxieux : comme chaque semaine, elle arrivera à 9 heures, il faut donc se tenir prêt à déguerpir.

Il est 8 heures et le jour se lève. Marseille s’éveille et s’agite sous le bruit des premiers coups de klaxon. Aïssa est parti sans vendre grand-chose, et une vague de nouveaux clients déferle sur le marché. Ilie, Roumain lui aussi, vient acheter quelques bricoles. Il habite L’Estaque, au bord de la mer, dans une caravane « achetée 1 000 euros », le fruit de son travail de maçon.

Tout le monde se côtoie au marché de Bougainville, hommes et femmes de tous milieux et tout âge. Aux puces, toutes les nationalités font affaire. Le marché de Bougainville est un concentré de Marseille : bordélique, coloré, sale, mais tellement humain…

Une seconde chance dimanche

Alors que le marché s’agite, à 8h30, fin de partie pour la famille Rom. Alin est de retour avec sa camionnette et depuis quelques minutes ses parents remballent nerveusement. Comme prévu, la police a fait son apparition de l’autre côté du trottoir. Tous les Roms quittent les lieux, trimballant leurs marchandises dans des poussettes ou des caddies. Les autres vendeurs resteront là toute la journée.

La camionnette d’Alin file et passe devant La Plateforme du Bâtiment. Une quinzaine d’hommes, d’origine africaine, attendent de commencer leur journée. Celle de Virginia et Remus est déjà bien entamée, même s’ils ne sont pas très satisfaits du bilan et des quelques dizaines d’euros gagnés. Demain matin, la même mécanique se mettra en place. « Rendez-vous à 4h30 ? » s’enquiert Remus à son fils. « Ca va » répond Alin, avec cette façon d’acquiescer typiquement marseillaise.

Daisy Lorenzi

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