Rendez-vous dimanche à 15 heures sous le pont. Je descends l’avenue de la porte de Montmartre pour rejoindre Hakim, le biffin. Sur le chemin, tout le monde s’active. C’est la fin du marché aux légumes, les mecs débarrassent. Ça gueule, ça range en faisant claquer les palettes. Le pont se rapproche. L’ambiance change. Devant les grillages de l’immeuble qui surplombe le périphérique, un petit groupe. Ici, prennent fin les étalages, tout se passe par terre: des fringues étalées, des babioles sur un banc, des chargeurs de portables. Quelques jeunes femmes ont des cabas ouverts plein de boîtes de conserve aux dates de péremption douteuses. Les autres sont camouflées entre deux bagnoles et étalent des pantalons pour enfants à même le sol mouillé. Ça négocie, ça fourmille. Avant d’atteindre l’entrée du pont, un vide, deux voitures de vigiles municipaux sont stationnées.
« C’est la technique du groupe de 50 » plaisantent Hakim. « Là-bas, se sont les « illégaux ». Ils forment des petits groupes ici et là comme ça, si les flics débarquent chez les uns, les autres peuvent vendre tranquille. Depuis que la mairie a donné des carrés officiels, c’est comme ça que ça fonctionne ! » rajoute t-il en m’indiquant les carrés peints sur le sol qui longent les parois et les chaussées du pont. Hakim est un des piliers des puces de Saint-Ouen. Impossible de faire plus de dix mètres sans serrer trois quatre mains. Un boulot lui est proposé au coin de la rue. « Il est ouf celui là, il veut m’envoyer en Normandie avec un camion tout pourri pour 50 euros. Je ne prends pas moins de 100 euros la journée. Faut pas déconner ! » s’insurge-t-il. « Hey, ça va ?! ». « Ouais et toi Hakim, tranquille ? ». « Lui », poursuit-il en me montrant un mec derrière un étalage, « c’est le placier des puces. Tu veux un coin ici, c’est lui qui décide ! ». Fier, il est comme un poisson dans l’eau. « Viens on tourne à gauche, là bas se sont les antiquaires, ce n’est pas mon domaine ».
Du haut de sa petite quarantaine, Hakim est un gars de la rue, ça se voit sur sa tronche. Grand, baraqué, un large sourire édenté, une gueule marquée par la vie, il ne sort jamais sans son berger allemand. « Je suis tombé dans le bif il y a sept ans. C’est la galère qui m’a emmené là. Je n’ai plus touché de chômage et avant d’avoir le RMI il se passe deux, trois mois. Et là, bah, j’ai fait les poubelles. Je dormais dans une camionnette. Aujourd’hui j’ai un logement. Je biffe encore, mais moins. Je bosse au black en tant que manutentionnaire. C’est plus régulier et le déjeuner est payé ! » acquiesce-t-il en m’entrainant dans un boui-boui. « Ça fait deux semaines que je n’ai pas déballé. Et ce n’est pas plus mal. Avec ce temps de merde tu vends que dalle. Mais le bif ça ne te quitte jamais. Je suis toujours en train de fouiller ici et là ! Attends, des fois tu trouves des trucs de fou ! ».
On s’assied à la terrasse du bar « Le négoce ». « Avant j’étais vigile. J’ai bossé à l’hôtel Claridge sur les Champs ! J’ai joué avec les enfants de Douchka ! J’ai vu le président de Djibouti. Il y avait même une princesse saoudienne qui venait régulièrement. La femme de chambre m’a dit qu’elle avait une valise pleine de billets ! T’imagines le nombre de millions d’euros qui sont passés entre mes mains si ça se trouve ! » s’esclaffe-t-il les yeux scintillant en avalant son thé à la menthe sur de la musique zouk provenant d’un stand mitoyen. Vraie ou pas, Hakim appelle ça « la belle époque ». Après l’Algérie, mais avant la taule, la rue, la galère et le bif. Il me raccompagne à l’entrée du pont. Les biffins officiels sont à l’abri. Leurs marchandises soigneusement étalées sur des tissus proprets et bien délimités. Je quitte Hakim et remonte, en contre sens d’une vague humaine. Des vieux trainent leurs cannes d’un pas pressé. Les pantalons d’enfants sont là, abandonnés, en boule entre un arbre et une voiture de police.
Nadia Sweeny