Sauf si vous vivez sous un roc, vous avez forcément vu défiler les photos de rayons vides, de caddies remplis de papier toilette/beurre/pâtes, et autres vidéos de bagarres à l’entrée de supermarchés. Que ces scénarii provoquent la moquerie ou qu’ils nous indignent, nous avons tout de même la chance d’y faire face ponctuellement. Or, ce qui nous distrait pendant 2 ou 3 minutes est devenu le quotidien éprouvant des caissiers et caissières.

Des gens agressifs, impatients et qui, honnêtement, nous traitent comme des merdes

« Pour ma part, je pense me mettre en arrêt maladie jusqu’à la fin du confinement parce que psychologiquement c’est loin d’être facile et je pète malheureusement un câble », avoue Ally*, caissière dans un Super U de Seine-et-Marne. Elle explique avoir constaté un changement dans son quotidien la semaine dernière, lorsque les gens ont commencé à faire des stocks. « Ce n’était pas surprenant au début mais c’est à partir du moment où ils ont commencé à expliquer que les magasins allaient fermer que c’est devenu l’enfer. »

Quelle forme prend cet « enfer » évoqué par la jeune femme ? Une queue de clients allant jusqu’au milieu des rayons, un rythme de travail effréné (« le 17 mars j’ai fait une journée de 6 heures sans pause »), de nombreux caddies à plus de 200€ – voire 800€ pour un client qui avait l’esprit de compétition. Ajouté à tout ça, la caissière doit gérer l’égoïsme et l’irrespect des clients : « Quittant le travail à 15h, j’ai fermé ma caisse un peu plus tôt, vers 14h45, et je prévenais les clients de la fermeture. Certains allaient gentiment à d’autres caisses, d’autres faisaient mine de ne pas m’entendre ou se cachaient derrière d’autres client.e.s pour que je ne les voie pas. On en est arrivés là. »

Ce manque de considération, Max, caissier dans un Naturalia parisien, en souffre aussi : « On a eu un problème de livraison le 17 mars donc on n’a pas pu remplir le rayon des pâtes et du riz. A l’ouverture, j’étais dans ce rayon et une dame me dit ‘Ben pourquoi c’est vide comme ça ?’ – pas de bonjour, ni rien. Je lui explique pourquoi et là elle se met à hausser le ton et me dit presque en m’agressant ‘Vous voyez, il y a des pénuries, on a raison d’avoir peur, on ne nous explique rien.’ Pourtant, je lui avais bien précisé que le lendemain, tout serait rentré dans l’ordre. »

Le jeune homme le dit sans détour : la situation a beau être généralement compliquée, le plus préoccupant reste pour lui l’attitude de certain.e.s client.e.s, « des gens agressifs, impatients et qui, honnêtement, [les] traitent comme des merdes. »

Ces client.e.s – pour qui la définition des mots « civisme », « reconnaissance » et « politesse » semble floue – ont tendance à oublier que sans caissier.e.s, acheter 27 paquets de pâtes et 72 rouleaux de papier toilette serait compliqué. Comme le dit si bien Max : « on est utiles, mais les gens nous voient plus comme des robots que comme des êtres humains. »

Les employeurs, plus responsables que les client.e.s ?

Nous en sommes tous.te.s témoins :  beaucoup de client.e.s de supermarchés sont ingérables. De ce fait, si on ne peut pas raisonner ces derniers, comment favoriser le bien-être des employé.e.s ? Malheureusement, les mesures pour soulager les caissier.e.s ne sont pas toujours au rendez-vous. Dans le magasin de Max, les heures supplémentaires sont rémunérées (encore heureux) et celleux qui ne travaillent habituellement que le weekend viennent en renfort pendant la semaine. C’est tout.

« On reste dans le flou total, raconte le jeune homme, on espère juste que ça va pas durer plusieurs semaines sinon ça risque d’être épuisant pour nous. » Du côté de Limoges, dans le Leclerc où Enjuh travaille, c’est le même schéma. Lorsqu’on lui demande si des mesures sont mises en place, elle répond spontanément « pas du tout ! »

Si la caissière relativise – « on est habitué.e.s, et puis on peut pas faire autrement » – elle admet tout de même être fatiguée, plus stressée et énervée qu’à l’accoutumée. Ally, quant à elle, « [se] met à pleurer dès qu’[elle] rentre chez [elle]. » Elle dit aussi ne plus être concentrée sur la route et arriver au travail avec la boule au ventre.

Pourtant, « il en va de la responsabilité de l’Etat de ne pas laisser les salariés de la grande distribution se débrouiller seuls ». Ce rappel important vient de la FGTA-FO (regroupement des syndicats force ouvrière du secteur privé dans les domaines de l’artisanat alimentaire, la grande distribution, la coiffure…) et est exprimé dans son communiqué du 18 mars destiné au président de la FCD (fédération des employeurs du commerce et de la distribution).

Un Monoprix à Paris

Dans ce contexte de pandémie, la FGTA-FO demande « la mise en place de mesures adaptées pour accompagner les salariés touchés par cette situation exceptionnelle. » Concrètement, cela signifie (entre autres) : suffisamment de matériel de protection, la mise en place de mesures de sécurité pour protéger physiquement les salariés et la fermeture de tous les magasins à 20 heures au plus tard. Oui, comme l’énonce la fédération syndicale Solidaires dans cet article de Basta !, « l’employeur a une responsabilité absolue en matière de santé physique et mentale de ses salariés qui est incontestable. Il doit tout faire pour y parvenir ! »

Dans le même esprit, FO se dit pour l’idée d’une prime (sous condition qu’elle ne constitue pas un péril sanitaire) ou, au moins, d’une forme de reconnaissance pour ces travailleur.se.s injustement délaissé.e.s. Les concerné.e.s dénoncent, les syndicats soutiennent, mais malgré tout, on dirait bien que le message a du mal à passer dans son entièreté…

« Dans son entièreté » parce que, si la santé mentale des caissier.e.s n’est pas la priorité des grandes enseignes, peut-être est-ce le cas de leur santé physique. N’oublions pas que nous sommes en période de crise sanitaire et que les employé.e.s de supermarchés font partie des personnes les plus exposées au virus. Heureusement, à ce niveau-là, le nécessaire commence à être fourni. A Naturalia, « on a eu très vite des communiqués sur comment agir, raconte Max. On nous a aussi distribué des gants et le 17 mars on a fait installer des vitres en plexiglas devant nos caisses pour éviter tout contact direct (avec les clients, ndlr). »

Pareil pour Enjuh qui, dès le vendredi 13, a reçu des gants, du gel et des lingettes désinfectants. En plus de désinfecter les caisses et terminaux de paiement électroniques, le magasin a aussi fait installer des vitres entre les caissier.e.s et les client.e.s, comme pour Max. Là où Ally travaille, le gel hydroalcoolique a aussi été distribué dans la semaine du 9 mars, mais les masques et gants, seulement le 16.

Si le travail de caissier.e.s n’est déjà pas simple en temps normal, cette crise sanitaire ne facilite pas les choses, au contraire. Tout comme le personnel soignant, les caissier.e.s sont elleux aussi en ligne de mire. Elleux non plus ne comptent plus leurs heures et se sacrifient afin que nous puissions continuer à vivre (à peu près) correctement. Pourtant, comme l’a justement fait remarquer Max, personne ne les remercie, pas même le président de la République dans ses discours officiels. Profitons de cette période difficile pour repenser la hiérarchisation injuste des différents corps de métiers. Mépriser les caissier.e.s n’a pas de sens : aujourd’hui, encore plus que les autres jours, la société ne tournerait pas sans elleux.

Sylsphée BERTILI

Crédit photo : Auchan

*Le prénom a été modifié.

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