Qu’ils travaillent de jour ou de nuit, on ne les voit jamais. Les conducteurs de train exercent un métier solitaire à horaires décalés. Rencontre avec Georges, le temps d’un trajet sur la ligne D du RER.

On sait qu’on a le privilège d’être dans la cabine du RER quand pour une fois, on arrive à voir les rails devant soi. Alors que les usagers du RER développent surtout leur vision périphérique. Se retrouver dans la cabine d’un conducteur, c’est un peu comme participer à un film de science-fiction. J’ai l’impression d’être dans un vaisseau spatial, il y a plein de boutons, d’écrans, de choses lumineuses. En hôte consciencieux, Georges se livre à une brève explication de son tableau de bord. Il m’envoie en pleine tête un déferlement d’acronymes et de mots tirés du dico cheminot à l’usage des personnes normales (toujours pas édité !)

Je l’invite à me parler de son parcours, afin de savoir si, pour lui, le métier de conducteur de train a toujours sonné comme une évidence. Il me répond avec franchise : « Moi je suis un passionné d’automobiles, j’ai commencé ma carrière dans la mécanique, mais ça ne nourrissait pas son homme. À un moment donné, j’ai dû trouver un métier stable pour vivre convenablement. » Un métier dénigré ? « Quand t’es un cheminot, le premier truc que tu devras faire ça sera de te justifier sur ton job. Les gens vont te dire « t’es un cheminot ? Donc t’es un branleur, un fonctionnaire, un parasite ». Moi je leur dis : « Bah mon gars on embauche. Viens ! » Et ils se dégonflent : « Ouais… mais, je n’ai pas envie de bosser le weekend et les jours fériés ». Tu connais, toi, un métier dans lequel tu branles rien et tu gagnes bien ta vie ?! Donne-moi le plan tout de suite. J’y vais en courant ! »

Il tient, ensuite à tordre le coup au sempiternel refrain qui l’agace. « La phrase des trains qui sont toujours en retard, je suis désolé mais c’est un mythe. Les gens quand ils sont à la bourre même si ce n’est pas à cause de la SNCF, ils diront qu’ils ont eu un problème de train. C’est devenu un classique. Je serais intéressé de faire un sondage et de savoir combien de personnes ont déjà menti en disant qu’ils ont eu un problème de train alors qu’ils sont partis en retard de chez eux. Et ça on n’en parle jamais comme on ne parle pas des trains qui viennent à l’heure. »

J’en profite pour lui faire part du fait que je connais un usager de la ligne C qui, pour engager la conversation avec de charmantes demoiselles, commence par se plaindre des trains « pas fichus de venir à l’heure ». Je lui fais remarquer que c’est dur de dire que c’est juste un fantasme des usagers quand il s’agit d’une représentation collective. Face à ma remarque, il prend un ton plus pédagogue et tente de m’expliquer la distinction entre les retards qu’on peut éviter et ceux que l’on ne peut fatalement pas empêcher. « Par exemple je suis désolé, mais en Île-de-France, la majorité des retards est due aux usagers qui bloquent les portes au moment de la fermeture. Un conducteur qui poireaute deux ou cinq minutes à cause des portes, ça se répercute sur tous les trains qui sont derrière. Il y a, par exemple, un tunnel en commun pour les lignes B et D entre Châtelet et Gare du Nord. En heure de pointe, 32 trains empruntent ce tunnel à l’heure ! Toutes les deux minutes il y a un train qui passe. Vous ne pouvez pas vous en rendre compte mais c’est de la queue-leu-leu. Au moindre problème sur le RER B ou D entre ces deux stations, les deux lignes sont perturbées. » Pour ce qui est des retards qu’on ne peut pas éviter « il faut savoir qu’à Paris, un accident de personne c’est 1 h 30 d’immobilisation. Et le rail c’est quelque chose de délicat, quand tu as 40 centimètres de neige, des feuilles mortes, du verglas etc. Et bien ma foi c’est plus compliqué d’arriver à l’heure ! »

Je lui demande donc si cette incompréhension entre les clients et la SNCF ne serait pas due à un problème de communication. « Ça je ne sais pas ! La com’ ce n’est pas mon rayon. Le métier de conducteur, c’est surtout un métier de sécurité. Dès qu’on constate une anomalie ou un problème, on en informe nos responsables et nos collègues pour que l’info circule rapidement.» Je lui demande alors si ce qui est arrivé en Espagne peut arriver en France, à savoir faire un excès de vitesse au moment de prendre un virage et mettre les gens en danger. Il hoche la tête avant même que je finisse ma question. « On a ce que l’on appelle un tableau régulateur de vitesse qui nous indique la vitesse à laquelle on doit franchir chaque signal . Si je ne respecte pas la vitesse indiquée, le train freinera par lui-même. Une fois que l’info est montée au PC, à la fin de la journée je n’ai plus le droit d’exercer le métier. Ensuite, je serai convoqué par mes responsables. Je vais devoir leur expliquer pourquoi je n’ai pas freiné au bon moment alors que le tableau me demandait de le faire. Et si je n’ai aucune explication valable, je perds mon job. »

Je lui fais part de ma stupéfaction face à l’intransigeance de la SNCF par rapport aux excès de vitesse. Cela équivaudrait à un retrait immédiat du permis de conduite si on transpose cela à l’autoroute. « C’est normal, on transporte des gens. Et ma mission première c’est de les emmener d’un point X à un point Y en un seul morceau et ensuite, s’il n’y a pas de perturbation, à l’heure qui m’est impartie. »

Métier très strict, horaires décalés, n’a-t-il pas l’impression de faire un métier ingrat ? « C’est vrai que le plus tard qu’on finit c’est deux heures du matin. Et le plus tôt pour prendre le service c’est trois heures du matin. Mais, honnêtement si tu fais bien ton travail, que tu emmènes les gens à bon port, tu n’as personne sur ton dos. J’aime ce métier pour la liberté qu’il m’offre. En plus, il y un vrai esprit d’équipe et une vraie solidarité entre conducteurs. »

Face à ce portrait quasi parfait du métier de conducteur de train, une question subsiste : pourquoi la SNCF a tant de mal à recruter des conducteurs de train ? « Parce que ce métier demande des sacrifices. La formation c’est dix mois de sacrifices. Il faut aussi avoir une hygiène de vie respectable, ne pas boire, ne pas se droguer. Il faut avoir une bonne vue, ne pas avoir de problème cardiaque, auditif… Mais en fin de compte en ces périodes de crises, la formation est rémunérée. Une fois titulaire, tu tournes à environ 2 000 €. En progressant et en atteignant le grade le plus haut de la conduite tu peux te rapprocher des 3 000 euros mensuels. Ce n’est pas facile tous les jours, mais on a une qualité de vie appréciable tout de même. J’entends des mecs pleurer tous les jours parce qu’il n’y a pas de travail. Il y a du travail ! Il suffit de frapper à la bonne porte. »

Je fais avec lui un bout de son trajet retour en direction de Melun, le temps d’aborder le sujet des agressions à l’égard des conducteurs de transport en commun. Devant ma difficulté à aborder le sujet, il me lance un sourire bienveillant avant de me mettre une tape sur mon épaule gauche et s’exprime avec détachement : « Tu sais p’tit, il faut savoir prendre les choses avec philosophie. Que l’agression soit verbale ou physique, il faut te dire qu’on est le seul moyen de décompresser pour les Parigots. Prend par exemple un mec obligé de partir au boulot et qui a passé une mauvaise nuit parce que sa bourgeoise n’a pas voulu se faire secouer un coup. Et pour bien bosser, il faut qu’il soit détendu. Mais tout au long de sa journée, son boss l’emmerde. Le matin, il prend le train, il est furax. Le soir, quand il rentre il a les nerfs aussi. Sur qui veux-tu qu’il se défoule ? »

Suite à ce constat burlesque et sans concession, nous éclatons de rire tous les deux. Deux minutes plus tard, le train entre Gare du Nord. Terminus pour moi : c’est là que je descends. Les gens se bousculent, ça joue des coudes et des épaules pour monter. Georges dit qu’en moyenne un train stationne 40 secondes dans une gare, mais que pour Gare du Nord, c’est 2 minutes. En spectateur avisé, j’enclenche le chrono de mon smartphone en fin de vie. Deux minutes et 3 secondes plus tard le train repart. RAS ! Bonne route Georges et merci pour cette balade.

Balla Fofana

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