Au lendemain de la publication de l’étude du Défenseur des droits sur les discriminations à l’embauche liées aux origines, Le Bondy Blog publie in extenso le témoignage de Soraya*, Française, discriminée à plusieurs reprises lors de sa recherche d’emploi.

« Tu dois travailler dix fois plus que les autres. Deux fois plus, ce n’est pas assez, ça ne le sera jamais ». Voilà la phrase que me répètent mes parents depuis que je suis née. Avant même que je ne sois en âge de réellement la comprendre.

Quand j’étais encore étudiante dans un Institut d’Etudes Politiques alors que mes camarades étaient embauchés l’été chez Air France, chez Lacoste ou dans un grand quotidien, je faisais les ménages, pistonnée par une amie de ma mère. « Ce n’est pas possible, avec tous les bagages qu’elle a ? Pourquoi on ne l’appelle pas ?« , demandait-on inlassablement à ma mère. Elle répondait toujours par un soupir qui en disait long sur la tristesse qu’elle ressentait à se dire que mes camarades de promo travaillaient confortablement dans un bureau tandis que sa fille devait vider des poubelles et récurer les toilettes alors qu’elle obtenait souvent de biens meilleures notes. Non que ces tâches soient indignes et ne méritent pas le respect autant que d’autres, mais elles traduisaient clairement une inégalité dans l’accès aux postes visés lors de mes formations.

Polyglotte, diplômée de Sciences Po, nombreuses expériences à l’étranger

Polyglotte, diplômée de sciences politiques, le monde s’offrait à moi. Je suis partie à l’étranger pendant cinq ans. Mes postes m’emmenant au Japon, en Norvège, en Italie, au Liban. De passage à Paris, lors d’un retour de l’une de mes missions, je rencontre mon futur mari. Malgré le contexte économique difficile, je décide de renoncer à ma vie à l’étranger et de construire ma vie ici auprès de celui que j’aime. « À Paris tu trouveras du travail, c’est sûr ! À Paris, tout le monde trouve, surtout avec les bagages que tu as ! » Les marques de confiance et d’optimisme de mes proches me portent. La petite provinciale que je suis, fraîchement mariée, débarque dans la région parisienne confiante et motivée. Plusieurs semaines passent. Puis, plusieurs mois. Puis, un an et demi sans trouver de travail. Je faisais partie de ce qu’on appelle « les chômeurs de longue durée ». Je commençais à me poser de sérieuses questions. « Tu as un super profil mais ton CV tu dois le changer ! ». « Mets les compétences en avant et après l’expérience », me dit un tel. « Ne fais pas un CV chronologique, ça ne se fait plus, fais pas un CV fonctionnel ! », recommande un autre. « C’est ringard ! C’est un CV Chronologique qu’il te faut », conseille celui-ci. « Tu as fait trop de choses, c’est trop détaillé, réduis ! ». « Ce n’est pas assez détaillé, développe ! ». Au total, j’ai dû changer mon CV une trentaine de fois. Mais rien dans ma situation n’évoluait. Strictement rien.

Dépitée, résignée par ces interminables mois de chômage, j’accepte d’être pistonnée par une amie de mon mari… pour un poste d’hôtesse d’accueil ! « Vas-y tu pourras sûrement filer ton CV à un chasseur de tête du cabinet », me disaient certains. À chaque fois que je tentais de parler à un consultant, je voyais au mieux de la pitié dans leurs yeux, au pire du mépris. Comme s’ils tentaient de me dire : « Mais comment lui expliquer que c’est perdu d’avance ? ». J’ai arrêté de tenter de donner mon CV quand un matin à 7h30 alors que je m’installais derrière mon poste, l’une des cadres dit à une autre : « J’ai dit à ma fille Solène que cette rentrée c’était important, qu’il lui fallait une mention pour espérer intégrer une grande école et avoir un emploi et ne pas finir hôtesse d’accueil ! » Cette femme savait-elle au moins que j’étais arrivée là par « accident », savait-elle que celle assise juste en face d’elle, était diplômée d’une grande école, peut-être précisément celle que sa fille rêvait d’intégrer ?

Le sentiment de honte

Deux mois passent et je démissionne. Je vois les amis de ma promotion réussir dans les domaines qui leur plaisaient, s’épanouir, et m’entendre leur dire, honteuse, que je ne trouvais toujours rien malgré les centaines de CV et de lettres de motivation que j’envoyais parfois en seulement une semaine.

La honte ressentie quand on ne trouve pas de travail, c’est terrible. La honte ressentie envers tes parents qui ne comprennent pas et qui ont de la peine pour toi. La honte envers ton époux qui, pourtant, te répète à longueur de journée que ton chômage ne change en rien l’amour qu’il te porte, qu’il te trouve brillante, que tu finiras par trouver. La honte envers tes petits frères et sœurs pour qui tu étais un modèle mais qui voient bien que les études et la persévérance ne paient pas alors que tu t’es époumonée à leur dire que c’était la clé de la réussite.

Soraya devient Mathilde

Est-ce mon nom de famille, mon identité, qui posent problème ? Je décide d’envoyer un faux CV. Dans mon malheur, j’ai la « chance » de ne pas être typée physiquement. On me prend tantôt pour une Italienne, tantôt pour une Espagnole. Combien de fois m’a-t-on dit « tu t’appelles Soraya*, toi ? ». Je change alors mon nom, mon prénom et mon adresse mail. Uniquement ces trois éléments. Rien de plus. Je garde le même numéro de téléphone, le même CV, le même cursus, le même diplôme. Je décide d’envoyer le CV à quatre entreprises pour lesquelles je postule depuis des mois. Je m’appelle désormais Mathilde Seigneur. Dans l’après-midi mon téléphone sonne : un numéro masqué, c’est plutôt bon signe quand on est en recherche d’emploi. C’est l’une des entreprises pour lesquelles j’ai postulé. Heureuse, j’avais oublié une seconde que Mathilde avait également postulé ! Rapidement ramenée à la réalité, quand on m’interpelle à l’autre bout du fil : « Bonjour Mathilde, êtes-vous libre pour un entretien demain après-midi ? » Mon téléphone sonnera ensuite à deux autres reprises, toujours dans la même après-midi pour fixer deux autres entretiens. Soraya, elle, n’avait jamais été appelée.

Au moment où je raccroche lors du tout premier appel à Mathilde, je n’y crois pas. Je me dis que ce n’est pas possible. Je ne peux pas être victime de discrimination à l’embauche. Je doute. Je me mets à vérifier. J’avais bien envoyé le CV de Soraya à ces quatre entreprises. Les accusés de réception atterris dans ma boîte mail l’attestent. « Tu vas y aller ? » , me demande mon époux. « Oui, je crois que oui ». On m’avait bien demandé d’apporter ma carte vitale et ma carte d’identité. Mais Mathilde n’avait pas ces éléments-là en sa possession. Ma petite sœur, elle aussi diplômée d’une grande école, expatriée au Moyen-Orient, me dit alors : « C’est marrant, Mathilde est sans-papiers ».

Le lendemain, je me rends à deux entretiens. Tout le long du trajet, je me répète : « Je m’appelle Mathilde Seigneur, je suis Mathilde Seigneur, Bonjour, Mathilde Seigneur ». Arrivée à l’entretien, j’explique qu’en plein déménagement entre Lyon et Paris, j’ai laissé ma carte d’identité et ma carte vitale chez mes parents mais que bien sûr, j’enverrai tout une fois rentrée ce week-end. La rencontre se déroule comme dans un court-métrage qui se serait intitulé : « L’entretien d’embauche parfait ». Au bout de 45 minutes, on m’explique que mon profil est « impressionnant », que je suis la candidate idéale. Pour le premier entretien, on me demande si je suis disponible dès le lundi pour rencontrer le grand patron. Pour le deuxième, on m’annonce que je suis retenue pour le poste. Pour le troisièmej’apprendrais par mail le soir-même que je suis convoquée à un second entretien. Je rentre épuisée, écoeurée, je n’y croyais pas. Je n’y crois toujours pas. Soraya, Mathilde, qu’importe qu’elles soient toutes les deux diplômées de la même école ou qu’elles aient toutes les deux exactement la même expérience, le même parcours, les mêmes compétences, qu’importe qu’elles aient la même tête, on choisit Mathilde et on écarte la candidature de Soraya. Je ne mets que mon époux dans la confidence. J’ai tellement honte. On ne veut donc pas de Soraya. C’est Mathilde que l’on veut. Pendant quasiment un mois, je ne dors presque plus. Je ne porterai pas plainte. À quoi bon ? Risquer de me faire boycotter par tous les DRH de France ? Un ami, que j’appellerais Pierre, qui n’a jamais vécu ce type de problème, me dira quelques mois plus tard : « Mais c’est super grave ! Imagine s’ils s’étaient rendus compte de la supercherie, ils auraient pu porter plainte contre toi ».  J’étais scotchée par la réaction.

« Vous êtes Française ? Cela ne se voit pas »

Quelques semaines plus tard, je décrocherai deux autres entretiens, pistonnée grâce à deux amis de mon époux. Le premier, dans une grande radio française d’info talk et sport. L’entretien est surréaliste. « Je vois que vous avez fait Sciences Po mais vous avez fait un parcours ZEP, c’est bien ça ? ». Arabe ayant fait Sciences Po = forcément parcours ZEP. Je suis tellement sidérée que je réponds timidement que non. « Vos parents parlent français ? Je veux dire couramment ? Sans accent ? Ils sont là depuis longtemps ?« . Inutile d’expliquer que je n’ai pas eu le poste.

Le second entretien, obtenu, toujours par piston, auprès d’une chaîne TV d’info trilingue passé sur la TNT il y a quelques mois.

« Vous avez un permis de travail ?, me demande une des responsables RH.

Non. Il en faut un ?, lui répondis-je, incrédule.

Bien sûr ! C’est la loi !

Depuis quand ?

Depuis toujours ! »

Je n’avais pas compris. Mais j’allais comprendre quand elle me dit alors :

Vous n’êtes pas Française donc il vous faut un permis de travail.

Bien sûr que si, je suis Française !

Et bien cela ne se voit pas », m’assènera-t-elle sèchement.

Je n’aurai pas le poste malgré les test linguistiques réussis et un responsable rencontré durant l’entretien qui me dira être impressionné par mon CV et ma capacité à répondre à des questions pièges.

Aujourd’hui je travaille auprès d’une association qui lutte contre les discriminations. J’ai dû faire mes preuves, j’ai dû travailler dur et j’en suis fière. Au final, ce sont des personnes qui elles-mêmes savent ce que c’est que d’être discriminé qui m’ont donné ma chance. Sans connaître mon histoire. Aujourd’hui, pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs qu’à ce poste, auprès de ces personnes. Qu’en est-il de tous ces autres surdiplômés ou pas, ces hommes, ces femmes qui galèrent parce qu’ils n’ont pas le bon prénom, pas la bonne couleur de peau, pas la bonne tête ? Je travaille désormais pour que demain aucun de nous n’ait à dire à ses enfants : « Tu dois travailler dix fois plus que les autres. Deux ce n’est pas assez, ça ne le sera jamais ».

*Soraya : le prénom a été modifié

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