Il est bientôt 16 heures ce 1er juin à la 31ème chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris. Wafa Dahman est épuisée par ce long parcours judiciaire qu’il l’amène aujourd’hui jusque-là. En face, son ancien employeur : France Télévisions. L’ancienne rédactrice de France 3 le poursuit pour plusieurs motifs : abus de CDD, discrimination et harcèlement. Un dossier lourd. Durant l’audience, la journaliste ne se démonte pas. « Pas une tentative de discussion, pas un mot, pas un écrit de la part de France Télévisions. Pourquoi m’avoir ignorée des négociations ? » demande-t-elle avec force à Olivier Godard, DRH de l’entreprise publique. Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, est également visée par la plainte mais est absente. « Ça n’est pas faute d’avoir interpellé à plusieurs reprises France Télévisions », ajoute son avocat, Me Sylvain Roumier, avocat en droit des médias depuis 20 ans. La réponse de la partie adverse est gênée, d’abord inaudible. « Eh bien, envisageons des négociations maintenant », bredouille Me Borten.

L’audience s’achève plus tôt que prévu. « Je ne sais pas si ces négociations vont réellement avoir lieu, j’attends de voir », avance prudente Wafa Dahman, en sortant de la cour. Dans ce procès, elle n’est pas la seule à avoir assigné France Télévisions. Deux confrères JRI aussi, et pour les mêmes motifs. Mais contrairement à eux, l’ancienne journaliste de l’entreprise publique a complètement été ignorée dans le processus de discussions. La raison ? « La misogynie des avocats et d’Olivier Godard », pense-t-elle.

450 contrats de travail en 10 ans dans 38 bureaux différents

Il faut revenir au début des années 2000 pour mieux comprendre l’histoire de Wafa Dahman. Après des débuts dans le JT de la deuxième chaîne de télévision tunisienne, en tant que présentatrice, la journaliste enchaîne plusieurs expériences professionnelles, notamment à Télé Lyon Métropole, avant de débarquer comme rédactrice à l’édition régionale de France 3. C’était en 2004. Jusqu’en 2014, soit pendant dix ans, elle cumulera 450 contrats de travail à durée déterminée, sans jamais être embauchée, soit quasiment 4 contrats par mois. Dix années de précarité à parcourir les quatre coins de la France, d’hôtel en hôtel, parfois pour une journée de remplacement, parfois pour quelques mois. Dix années dans plus de 38 bureaux différents à essuyer « injustice et mépris », dit-elle, avant d’ être évincée des plannings de l’entreprise publique. « Mépris » lorsqu’elle est, rapporte-t-elle, insultée par un collègue sans que sa hiérarchie ne sanctionne la personne. « Mépris« , poursuit-elle, encore de ses responsables lorsqu’elle les a alertés en 2012 de sa situation et a attiré l’attention de la direction de France Télévisions sur ses difficultés.

« J’ai demandé à de nombreuses reprises ma titularisation au sein de France Télévisions. En vain. C’était refus sur refus, je n’avais droit à aucune justification ». Son avocat poursuit : « Les candidatures de Madame Dahman ont soit été rejetées sans motif, soit écartées sans examen, alors que dans le même temps, la société accordait des CDI à des journalistes bénéficiant d’expériences et d’anciennetés inférieures à celles de Madame Dahman ». Pire, selon Me Roumier, « France TV a exclu la journaliste de castings pour présenter des journaux régionaux, notamment à Lyon, à Grenoble et à Marseille, alors même qu’elle travaillait de façon régulière pour ces bureaux ». C’est à Lyon qu’elle a subi en 2010 les insultes d’un collègue. Lui est en CDI, elle « n’est que » CDD. « Tu t’es regardée ? Tu as vu que tu n’as rien à faire avec nous », lui aurait-il dit. Il ne sera pas sanctionné par le rédacteur en chef lyonnais. Bien au contraire : les bureaux de Lyon et de Grenoble ne font plus appel à Wafa, ne lui proposent plus aucune date de travail. « Doublement victime », constate l’avocat.

De 230 jours de contrats par an à 67 jours en moyenne

C’est en 2012 que Wafa Dahman décide d’alerter ses responsables en saisissant la commission diversité et discriminations de France Télévisions. « J’ai été convoquée dans le cadre d’une médiation ‘contre les discriminations’, mise en place pour obtenir le label Diversité« , rapporte la journaliste. Résultat : son volume de travail diminue drastiquement, avance l’avocat. « Après la médiation, le nombre de collaborations de Madame Dahman est passé d’une moyenne de 230 jours par an entre 2006 et 2012, à une moyenne de 67 jours de collaborations par an entre 2013 et 2014 ».

Dans un communiqué, le syndicat SNJ-CGT, intermédiaire volontaire dans ce procès, qualifiera cette médiation de « mascarade« . « Ce dispositif n’avait pour but que d’évaluer le ‘risque juridique’ de la non-résolution de ces dossiers. En clair : écarter la possibilité de laisser éclater au grand jour et devant l’opinion publique, à l’occasion d’un procès devant les tribunaux, une image désastreuse parce que discriminante pour FTV. (…) Pas de suites sinon des mesures visant à faire perdurer le silence sur la situation des salariés discriminés pour éviter la remise en cause du Label Diversité espéré par France Télévisions« , écrit Mouloud Aïssou, secrétaire général SNJ-CGT de France Télévisions. « Cette médiation, c’était une supercherie pour obtenir le label Diversité, dénonce de son côté Wafa Dahman. France Télévisions fait de la communication parce qu’elle a obtenu ce label mais sur le terrain, une victime de discrimination ne peut rien faire. Soit elle se tait, soit elle part ». 

Nous avons voulu recueillir la version de la partie adverse, France Télévisions. Ni l’avocat, ni le DRH Olivier Godard n’ont souhaité répondre à nos sollicitations.

La discrimination est une blessure terrible, une injustice sans nom

Aujourd’hui, Wafa Dahman travaille dans une radio locale à Lyon, « un emploi aidé« , qui se termine dans une semaine. « Je n’ai pas d’autres perspectives pour le moment, affirme-t-elle. J’ai besoin qu’on me rende justice. Je me suis tue toutes ces années car j’avais du mal à mettre le mot ‘discriminations’ sur ce que je vivais. J’ai mis du temps à accepter ce mot ». Pour elle, les victimes de discriminations dans les médias sont bien plus nombreuses qu’on ne le pense. Le sujet est tabou. Preuve en est, peut-être : aucun autre média n’est présent à l’audience pour couvrir le procès, hormis nos confrères du Courrier de l’Atlas. « Il ne faudrait pas que cela donne des idées aux salariés qui sont dans une situation de précarité ou dans des cas de discriminations et/ou de harcèlement », explique Me Roumier. « La discrimination est une blessure terrible, une injustice sans nom », poursuit Wafa. Pour elle, mais aussi pour les autres, engloutis dans un silence rongeur, elle est bien décidée à ne pas lâcher.

Les deux parties se retrouveront au tribunal le 12 octobre 2017 pour acter d’un éventuel arrangement. « Si la discrimination n’est pas reconnue dans la négociation, j’irais jusqu’au bout », affirme Wafa Dahman. Si elle parvient à faire condamner France Télévisions pour discrimination, son cas pourrait ouvrir la voie et constituer une première jurisprudence.

Leïla KHOUIEL

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