L’atmosphère est à la tristesse ambiante et à la peine physique et morale. Dès l’entrée du pont d’Austerlitz les gendarmes imposent une fouille et une série de questions aux passants. Ils verrouillent l’accès au boulevard de la Bastille au carrefour avec l’avenue Ledru-Rollin. Les manifestants déterminés arrivant depuis l’ouest de la Bastille doivent remonter l’avenue Ledru-Rollin pour emprunter la rue de Lyon. Leur diplomatie est récompensée par les coups des CRS, au barrage filtrant posté dans cette rue. D’un coup ces derniers s’en prennent à un des manifestant. Ses comparses essayent de le soutenir, mais il est gazé directement au visage. Une dizaine de matraques télescopiques sortent, tapent, il est plaqué au sol et reçoit un coup de taser. Un policier en civil fait la circulation en indiquant avec une matraque la direction à choisir pour faire circuler les témoins.
13h45. À l’arrivée à la place de la Bastille, les abris bus ont été protégés de la casse par la pose de plaques en bois. Vers 14h, ils sont une centaine autour de la place. Certains activistes du collectif Stop l’état d’urgence font le tour de la Bastille avec une banderole prônant « État d’urgence répression c’est non ». Une cinquantaine de femmes devancent le cortège de la CNT-AIT, derrière une banderole revendiquant la grève des femmes. Ses mots sont limpides « Les femmes c’est comme les pavés à force de marcher dessus on se les prend sur la gueule ». Le leitmotiv de la CGT sur le boulevard Bourdon est définitif « Ni amendable, ni négociable. Retrait, retrait, retrait de la loi El Khomri ». Le constat porté par ses syndiqués dresse un tableau noir « les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère. De cette société là on en veut pas ».
Dans le cortège les rangs de FO, Sud Solidaires, les plus revendicatifs lancent « tout est à nous, rien n’est à eux. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé ». 15h30 la boucle autour du port de l’arsenal est achevée, maintenant une marée humaine anime Bastille. La foule commence à se disperser. Environ 500 d’entre eux sont réjouis par les morceaux de musique de la fanfare debout, de Nuit debout, dont les flûtes, hautbois, darboukas, trompettes, saxophones tonnent sur Bastille et font partie des derniers parmi les manifestants encore sur la place.
Dans les rangs
Alex, Louis, Gaëlle et Noémie sont en cercle proches de la colonne de la Bastille du côté de la rue Saint-Antoine. Ils sont jeunes, la trentaine, des cadres. Leurs premiers mots sont prophétiques « il faut supprimer le travail », « le travail c’est la torture ». Mais ils acceptent « la prise en charge des responsabilités indispensables à la société pourr s’occuper d’un enfant, d’une personne âgée ». Le principe revendiqué est simple pour un nouveau projet de société. Ils l’exposent « les personnes perçoivent un salaire universel » et sont appelées à produire « un travail libre ». « C’est à dire qu’ils travaillent s’ils le veulent, selon le travail de leur souhait ». Ils mentionnent un universitaire de l’université de Nanterre Bernard Friot pour aller plus loin et mettre en place « un système lié à l’investissement pour sa généralisation en allouant à tous un financement permettant de financer son initiative qui peut être une entreprise, du jardinage… ». Louis et Noémie le disent les idées de gauche peuvent être représentées par Gérard Filoche.

Photo : Amaury Lignon
Yaëlle* en revanche chantre par le passé du vote utile pour François Hollande en 2012 « pour virer Nicolas Sarkozy » le dit « je n’irai plus voter ». Mais ils remettent en question très justement cette gauche « qui a absorbé le socialisme sans jamais être socialiste ». Leurs idées naviguent entre les grands courants de pensée le socialisme marxiste pour Louis, barbe rousse et lunettes de soleil, mais « avec uniquement une socialisation des moyens de production et la défense de la propriété privée ». Par contre la prudence à adopter est évoquée par Noémie « avant d’accomplir la création d’une nouvelle constitution ». « Il est dangereux de penser à une constituante quand 25% de la population est d’extrême droite. Il faut tout d’abord accomplir sa rééducation, par l’éducation populaire par exemple » explique cette professeure de collège favorable « à des enseignements en sciences humaines ».

Sur le boulevard de la Bastille après la marche autour du port de l’arsenal, Christine porte drapeau de la CGT est syndicaliste à l’INA, témoigne. Elle est proche de la retraite. Il lui reste deux ans de travail à accomplir. Elle le dit. Elle ne croit pas en la révolution, parce que règne « dans la société une apathie ». Pour elle « l’avenir dépend d’un vrai choix de société reposant sur un véritable partage de ce que l’on a. C’est à dire tout d’abord le travail. Parce que c’est la plus forte des inégalités des personnes qui travaillent zéro heure et des personnes qui travaillent trop le week-end, la nuit. » Sa sentence est simple « il faut remettre les choses dans l’ordre. » Le temps de repos permet « d’avoir des activités culturelles, de s’occuper de ses enfants ». Elle pense elle aussi à un salaire pour tout le monde. Elle espère de ses vœux « une gauche très forte » car pour le moment « elle a du mal à se faire entendre ». Son souhait est « de partager avec ceux qui n’ont rien », elle conclue et insiste sur le point suivant « il faut gagner sur le terrain social » et contrecarrer « l’individualisme ».
Il est 16h15, une escouade de CRS fait évacuer la place à grands coups de sifflet.
Guillaume Montbobier