Financer des projets grâce au financement des internautes, c’est ce que s’attèle à faire l’icône du crowdfunding à la française, Kisskissbankbank, lancé en 2009. Rencontre avec Adrien Aumont, son co-fondateur.
Il est 19 heures. J’ai traversé Paris pour rencontrer Adrien Aumont, co-fondateur de la plateforme Kisskissbankbank, l’étoile montante du financement participatif. Nous nous étions déjà parlés à Banlieues Numériques, organisées fin novembre sur l’initiative de Rost. Ce jour-là, il avait retracé les grandes lignes de son parcours. Un parcours loin des sentiers battus, loin des grandes écoles ou des réussites préprogrammées. Dans son témoignage, une vraie passion et un message de courage, d’espoir, qu’il souhaiterait transmettre aux jeunes de sa génération. Alors ce soir, nous avons rendez-vous dans ses locaux, Cité Paradis, en plein cœur du 10e arrondissement.
Un appartement atypique pour une équipe terriblement efficace. Ici, pas de costume, pas de cravate. De l’énergie, un jean’s, des baskets et un immense hamac en arrière-plan. On m’invite à m’installer, je me sens presque chez moi. Et le décor qui m’entoure, c’est un peu l’âme du projet. A l’autre bout de la salle principale, une table autour de laquelle plusieurs personnes échangent vivement, tantôt en anglais, tantôt en français. Par terre, un peu plus loin, un skateboard qui traîne. Devant moi, un énorme bol rempli de carambars et en face, une vraie cuisine. L’espace de convivialité par excellence. A ma droite, un grand écran affiche en temps réel les montants investis sur la plateforme. Rien que pour aujourd’hui, c’est une somme à 5 chiffres. Près de 11 millions d’euros ont été collectés depuis la création de la plateforme, en 2010, pour plus de 5 600 projets. Le principe est simple : un entrepreneur dépose un projet sur la plateforme et le public par la suite, choisit de le soutenir ou non. L’équipe de Kisskissbankbank a un rôle de modération et d’accompagnement.
« Je suis parti voir ailleurs ce qu’on m’avait pas montré »
Le co-fondateur de Kisskissbankbank plante ses yeux bleus dans les miens et s’attarde sur son enfance. Une rage de vivre, un tempérament de feu, les cheveux en bataille mais surtout, un regard d’une profondeur désarmante. Doux mélange de cynisme et d’indulgence envers lui-même, il m’explique en rigolant: « j’ai arrêté l’école à 14 ans, après avoir triplé ma 4e ! J’avais même négocié pour qu’on me fasse passer en 3e ! Si j’étais pas au niveau à la Toussaint, on pouvait me remettre en 4e. Et à la Toussaint… J’étais vraiment très très nul, alors on m’a remis en 4e, c’est vraiment la honte totale. J’avais qu’une seule envie, c’était de faire du cinéma. Je pensais, parce que j’étais inconscient et parce que je croyais en moi, que je pouvais très bien réussir ma vie sans aller à l’école. Et puis j’ai fait des bonnes rencontres … »
De bonnes rencontres, il en a fait, c’est peu de le dire. De 14 à 16 ans, il devient acteur et économise pour fonder, à son émancipation, sa propre boîte de production. Pendant deux ans, sa vie évolue entre rôles d’acteurs et production de courts-métrages. Puis il raconte : « un jour, un ami m’appelle pour me proposer de le remplacer en tant qu’assistant personnel de Thierry Ardisson ». C’était alors le début de Tout le monde en parle. « Depuis tout petit, j’étais fan de Thierry Ardisson, alors j’ai dit : je prends le job ! »
« N’abandonne pas, tu risquerais d’abandonner une seconde avant le miracle ! »
A 19 ans, il met fin à sa carrière d’acteur. Avec un ami, il fonde EpidemiK, une agence spécialisée dans les phénomènes de propagation. C’était avant YouTube et Dailymotion, avant les flashmobs, mais ils souhaitaient s’inspirer de The Game de Fincher en conseillant les marques sur la viralité. « On n’avait pas un balle, on faisait du stop, on grugeait le train pour aller dans les Yvelines… On n’avait pas d’argent pour le retour. Je faisais des conférences dans des écoles de commerce avec le ventre qui gargouillait. Tout était absurdissime ! » Les galères, entre dettes et quotidien difficile, se multiplient. Mais c’est dans son ADN, le co-fondateur de Kisskissbankbank « ne lâche rien ». Avec la première sagesse rétrospective des trente ans, il analyse son parcours en expliquant : « On n’était pas en phase avec la réalité, c’est ce qui fait qu’on a réussi. On était des rêveurs ! » Un modèle de démerde donc. « C’est l’abnégation et l’obstination qui payent » s’exclame-t-il, le regard plein de cette énergie si nécessaire à sa réussite.
« Tous les trois, on avait ce truc, c’est inexplicable mais on le savait. »
A 25 ans, il créée Kisskissbankbank avec deux proches de sa famille. Le projet démarre difficilement, mais là encore Adrien s’accroche. « C’est un truc qui est en toi. C’est aussi absurde que d’arrêter l’école, mais t’as une petite voix en toi qui te dit, vas-y c’est ton destin ! Et j’ai jamais autant appris que depuis que j’ai arrêté l’école. En observant Thierry Ardisson, j’avais compris un truc : il fallait bosser quand les gens bossent pas. Alors je bossais tôt le matin, tard le soir, le dimanche… J’y passais mes week-end.»
« On chiale aux chiottes »
Des moments de doutes, il en a eu. Beaucoup. Mais il n’a jamais rien abandonné. « On s’obstine, pas parce qu’on est fous, mais parce qu’il y a cette petite voix qui nous parle. Le meilleur moyen pour que les autres t’aident, c’est de jamais demander, de jamais rien attendre des autres. »
Son seul conseil se résume en une phrase. Il plante une nouvelle fois ses yeux dans les miens et affirme : « Il faut s’écouter soi-même, être curieux, découvrir cette zone faite pour nous. On a tous cette passion, cette énergie au fond de nous mais la passion, c’est comme la chance, ça se provoque ! Un jour, tu découvres une zone où tu te sens à ta place et tu sais que cette zone-là, elle est faite pour toi ! »
« Il faut jamais montrer que ça va pas, tu chiales aux chiottes ! » Pudeur ? Énième preuve d’abnégation forcenée ? Ce soir, je ne sais plus. Parce qu’il faut bien dire une chose : lorsqu’il évoque le champ des possibles de Mesrine- dont il avait déjà parlé à Banlieues Numériques- avec la même énergie, dévorante, débordante, cet entrepreneur hors-norme brouille totalement les frontières entre le possible et l’impossible.
Et justement, face à certaines célébrités du petit écran qui peuvent parier que l’avenir des jeunes ne se joue plus en France, il affirme au contraire : « Aujourd’hui si tu prends l’économie collaborative, on est le deuxième pays le plus dynamique après les Etats-Unis. Si tu prends le crowdfunding, on est le deuxième pays le plus dynamique après les Etats-Unis. » Et de conclure, toujours avec cette conviction débordante : « Il se passe vraiment des choses en France, il y a des tonnes de trucs à faire ! »
Anne Cécile-Demulsant