Quand Mohamed Amri parle de l’Ile Seguin, du département « montage » et de la chaîne 74 sur laquelle il a travaillé pendant plus de 30 ans comme ouvrier spécialisé à l’usine Renault de Billancourt, sa voix tremble un peu. C’est dire le souvenir que lui ont laissé ces années de dur travail mais surtout de solidarité, de luttes, d’échanges avec les dizaines de milliers de salariés et les 58 nationalités que les grands ateliers ont vu défiler.
Aujourd’hui président de l’ATRIS (Association des anciens travailleurs de Renault Billancourt-Ile Seguin), sa retraite est bien occupée. Un homme d’affaire ? « Un homme d’enfer, répond-t-il en souriant, c’est ma femme qui rouspète parce que je ne m’arrête jamais. » Car l’ATRIS a une mission : « Nous voulons faire un lieu de mémoire sur l’Ile Seguin où l’on organiserait des expositions, des débats, des projections. Du balayeur au PDG, il faudrait qu’il y ait les témoignages de tous ceux qui ont travaillé chez Renault à Billancourt. »
Cette île au milieu de la Seine en banlieue parisienne était le paquebot de la marque au losange mais aussi, avec toutes les luttes qu’elle a vu naître, un lieu mythique de l’histoire ouvrière et sociale française. Les premières voitures en sont sorties dans les années 1930, les dernières en 1992. Aujourd’hui, les 65 hectares de l’île font l’objet d’interminables discussions entre la mairie, le département, des promoteurs… « Pendant ce temps-là, les gens se dispersent, d’autres meurent, déplore Mohamed Amri (photo ci-contre). Renault s’occupe de l’histoire industrielle mais personne ne s’occupe de l’histoire humaine. On ne veut pas que la mémoire disparaisse avec les murs ! » Un film et un livre ont été réalisés avec l’aide de plusieurs anciens travailleurs de Renault-Billancourt. Des débats sont régulièrement organisés dans des établissements scolaires. Les membres de l’ATRIS ont déjà recueilli près de 70 témoignages dans les maisons de retraites d’Ile-de-France et, en avril, ils espèrent bien partir au Maroc à la rencontre des travailleurs retournés au pays.
« Nos enfants ne connaissent pas cette histoire, explique le président de l’ATRIS, souvent ces femmes et ces hommes n’ont pas voulu raconter. Par pudeur mais aussi parce qu’ils étaient persuadés que ça n’était pas intéressant. Ils ont oublié que cette histoire peut être utile à nos enfants ! Ils travaillent ou vont bientôt travailler et leur histoire croisera la nôtre. »
Lui se rappelle la solidarité pendant le ramadan, les grèves et manifestations de 1968 et 1981, le va-et-vient de l’immense foule de travailleurs sur l’esplanade. Les travaux sur l’Ile Seguin devraient commencer d’ici deux ou trois ans. A la fin du mois, Mohamed Amri passera la main après 11 ans de présidence mais aujourd’hui, il a bon espoir et espère secrètement que les 1000 mètres carrés qui leur ont été promis par la mairie sur cette esplanade seront foulée par tous les anciens de Renault.
Elisa Mignot