« Chibanis, ça veut dire « cheveux blancs » en arabe. Quand ils sont arrivés en France, ils avaient les cheveux noirs. Ils étaient jeunes ». Dans un silence religieux, ils écoutent leur avocate, Me Clélie de Lesquen-Jonas, raconter leur histoire. L’histoire de « quarante ans de discrimination posés devant vous », dit-elle à la Présidente de la cour. Face à cette dernière, les mines fatiguées et les traits tirés de ces hommes aux cheveux grisonnants, certains en canne, d’autres en chaise roulante, venus en masse dans la grande salle d’audience du palais de justice de Paris, celle où se tient habituellement le procès-fleuve de l’explosion d’AZF.

Ces « indigènes du rail » ou « déclassés de la SNCF », comme on les appelle, anciens salariés de la SNCF de nationalité ou d’origine marocaine, aujourd’hui à la retraite pour la majorité, poursuivent la compagnie ferroviaire, certains depuis 12 ans, pour discrimination : ils témoignent avoir été moins bien traités que leurs collègues français, lésés dans leur carrière et leur retraite et demandent réparation. En tout, la justice a examiné lundi 15 et mardi 16 mai plus de 800 cas. En première instance, la SNCF avait été condamnée pour discrimination dans la quasi-totalité des dossiers. Les magistrats avaient estimé que les Chibanis ont souffert d’une « discrimination dans l’exécution du contrat de travail » et dans leurs « droits à la retraite » par rapport aux autres salariés de la SNCF. Le montant des dommages et intérêts décidés en 2015 devant le conseil de prud’hommes s’élevait alors à 170 millions d’euros. Mais le groupe public avait fait appel in extremis, jouant la montre contre ces Chibanis à l’âge avancé.

La SNCF était consciente de faire des économies sur le dos des travailleurs marocains

Tout commence dans les années 1970. La France connaît toujours les « Trente Glorieuses », une période économique de croissance exceptionnelle. La SNCF, comme bon nombre d’entreprises françaises, recrute d’importants effectifs de « MOI » (main-d’œuvre immigré), une force de travail bon marché. La compagnie ferroviaire embauche alors environ 2 000 Marocains dans le cadre d’une convention signée entre la France et le Maroc, après leur avoir fait passer des tests physiques et de langue française.

La convention signée entre les deux pays doit garantir « l’égalité des droits et de traitement avec les nationaux ». « Le travailleur doit recevoir à travail égal une rémunération égale à celle de l’ouvrier français de même catégorie employé dans l’établissement (…) L’égalité s’étend également aux indemnités s’ajoutant au salaire », est-il écrit dans le contrat de travail des salariés marocains.

Me Clélie de Lesquen-Jonas, au centre, avocate des Chibanis.

Dans les faits, cette égalité, les Chibanis disent ne pas en avoir bénéficié. Recrutés comme contractuels, c’est-à-dire avec un contrat de travail de droit privé, ils n’ont pas eu droit au statut plus avantageux de cheminot, réservés aux Français âgés de moins de 30 ans (aujourd’hui aux ressortissants d’un pays de l’Union européenne). Ce statut avantageux comprend également une caisse de retraite spécifique. Sur les plus de 800 Chibanis, les 428 devenus Français ont pu y accéder, mais en perdant leur ancienneté. Une autre forme de discrimination, selon leur avocate.

Cette clause de nationalité, assumée et défendue par la SNCF, limite l’accès aux emplois aux étrangers. Elle a été supprimée en 2002 à la RATP. SUD-Rails et la CGT cheminots demandent qu’il en soit de même à la SNCF. C’est contre cette même clause de nationalité que Me Slim Ben Achour, avocat du Défenseur des droits, a livré une violente charge, accusant la compagnie de discrimination « organisée » et « assumée » vis-à-vis de ses salariés marocains et rappelant que ce dossier « n’est pas totalement étranger à notre histoire coloniale ». « Une discrimination planifiée par la SNCF et aujourd’hui niée de façon cynique », poursuit l’avocate des Chibanis, en dénonçant la « mauvaise foi et le cynisme particulièrement honteux » du groupe public, qui « avait conscience de faire des économies sur le dos des travailleurs marocains ». L’avocate de la SNCF explique que l’entreprise ne fait qu’appliquer les textes et les règlements. Sa voix fluette et son débit rapide rendent ses propos inaudibles. « On n’entend rien ! », s’impatiente l’audience.

Ça n’est pas l’argent qui nous intéresse. On demande juste du respect et de la dignité

« La cour sait que vous avez besoin d’être entendus », déclare la Présidente. Durant les deux journées de procès, quatre Chibanis ont pris la parole à la barre. Chaque histoire est personnelle, différente, individuelle et pourtant elles se ressemblent toutes, sont liées, se confondent. Les mêmes plaintes, les mêmes humiliations, les mêmes demandes de reconnaissance se succèdent. « On travaillait comme des moutons, en étant sous-évalués et sous-payés », raconte l’un, arrivé en France en 1974. « On faisait Noël, les jours fériés, les weekends… Comme on était célibataire, on était à la disposition du chef », rapporte un autre, impressionné par la cour, les mains tremblantes, la voix chevrotante.

Dans la salle d’audience, les visages attentifs des Chibanis qui acquiescent après chaque mot prononcé. C’est leur histoire qui est racontée à la barre. Abdel, à la retraite depuis 2005, s’identifie à ces témoignages. À ses pieds, son sac de voyage car il est venu spécialement de Strasbourg pour suivre le procès en appel. « J’accrochais et décrochais les wagons. C’était pénible et dangereux », dit-il. 36 ans d’ancienneté, une retraite à 1 200 euros : « ça fait mal au cœur ».

Ahmed Katim, président de l’association des cheminots marocains.

À la pénibilité du travail, s’ajoutent les humiliations. Comme celle de ne pas pouvoir monter en grade. « Toutes mes demandes ont été refusées parce que je suis Marocain », juge l’un d’eux, qui « a accroché des wagons jusqu’au dernier jour » de sa carrière. « Je transportais de la marchandise. Quand j’ai voulu passer les examens pour évoluer, on m’a dit que ça n’était pas possible », décrit Elhoussaine Barhoumi, ancien instituteur à Casablanca, arrivé en France en 1973. Résidant à Saint-Brice-sous-Forêt, dans le Val-d’Oise, l’ancien salarié de la SNCF est venu seul. Une poignée de Chibanis sont accompagnés de leur épouse, d’autres, plus rares, de leurs enfants d’une trentaine d’années. Aucun syndicat n’est à leurs côtés.

Les Chibanis savent qu’ils peuvent se soutenir mutuellement, assure Ahmed Katim, président de l’association des cheminots marocains et lui-même ancien salarié de la SNCF. C’est par lui que toute l’affaire a commencé au début des années 2000. « J’ai fait une tournée des triages pour retrouver des témoignages. Au début, nous n’étions qu’une soixantaine à ne pas avoir peur de porter plainte contre la SNCF. Puis les gens ont commencé à venir d’eux-mêmes grâce au bouche-à-oreille. (…) Ça n’est pas l’argent qui nous intéresse. Je fais ça pour l’honneur des Marocains. On demande juste du respect et de la dignité ».

 628 millions d’euros pour les différents préjudices

Beaucoup de ces Chibanis ont formé des agents qui sont ensuite devenus leurs chefs. Monsieur Boukrim, de Trappes, s’en souvient. Il était agent d’entretien de la voie, mais avoue avoir occupé des postes qui ne correspondaient pas à son niveau officiel. « Parfois, je remplaçais des gens qui étaient plus gradés que moi… mais sans la rémunération qui va avec. On acceptait le travail, on était sérieux. (…) Certaines personnes que j’ai formées sont devenus cadres par la suite, affirme-t-il, amer. J’ai beaucoup de regrets aujourd’hui, j’ai travaillé dur et à la fin, aucune récompense ».

« C’est un préjudice moral vexatoire, c’est une humiliation », dénonce leur avocate. Un élément sur lequel elle reconnaît ne pas avoir suffisamment insisté lors de la première instance. C’est pourquoi elle réclame cette fois pour ses clients 628 millions d’euros pour les différents préjudices (carrière, retraite, formation, d’accès aux soins, santé, etc.). « Soit 700.000 euros par demandeur », selon les calculs de la SNCF qui estime ces montants « exorbitants« . « Chaque dossier individuel montre qu’ils ont été cantonnés aux tâches les plus pénibles, certains jusqu’à un certain âge. Ils ont été ghettoïsés, parqués en bas de l’échelle, écartés des examens. La SNCF les a empêchés de bénéficier de l’ascenseur social. Pas le même salaire, donc pas les mêmes chances pour leurs enfants », justifie Me de Lesquen-Jonas, en charge de 848 cas au total.

Rendez-vous en janvier 2018

L’audience touche à sa fin. Apparemment émue, la Présidente salue l’attitude respectueuse et « le silence très touchant » des 200 Chibanis présents, tous médaillés d’or après avoir passé 20 ans, 40 ans au sein de la compagnie ferroviaire. « On parle d’une vie, d’une carrière passées à la SNCF », avance leur avocate, qui espère que « ces audiences auront permis de mettre en valeur que l’on parle de discriminations sur une carrière entière« . Elle souhaite également que « la cour trouve le courage face une entreprise publique qui représente l’État ».

La fin de ces deux journées de procès laissent un goût d’inachevé pour beaucoup. « Ils nous traînent pour gagner du temps », lâche fatigué, Citani Jellali, agent marocain de la SNCF à la retraite. « C’est un feuilleton à l’infini, remarque Monsieur Boukrim, c’est comme dans les Feux de l’amour ». Le délibéré sera rendu le 31 janvier 2018. Pourquoi ce temps d’attente ? Car il faut examiner plus de 800 dossiers individuels. Car les conditions de travail des magistrats sont limitées : « Même si ce lustre et le plafond de cette belle chambre vous paraissent éblouissants, sachez que nous travaillons dans des conditions très modestes », explique la Présidente, mais la cour ne ménagera pas ses efforts, je vous promets de tout mettre en œuvre pour tenir cette date ».

Leïla KHOUIEL

Crédit photo : Meritxell CORTES

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