18h00. A peine nos cartes passées dans la pointeuse, le manager nous indique nos postes de la soirée. Pour moi, ce sera le drive 2 : je donne les commandes aux voitures. Pas le temps de dire bonjour aux collègues, il est 18h01, il n’y a pas encore de clients, mais ici, on connaît la chanson, il faut « s’occuper les mains », quitte à « faire semblant ».

Et pour cause, chaque minute pointée doit être rentabilisée. Pas question pour le directeur du restaurant de payer ses employés à ne rien faire. « Mais il n’y a pas de clients… – Alors, prends un chiffon et nettoie-moi ce mur. » Après avoir vérifié la transparence impeccable de toutes les fenêtres du restaurant, passé la balayette dans les moindres petits recoins, rempli les stocks jusqu’à occupation du dernier petit cm2 disponible, les premiers clients arrivent. Il est 19h00, premier « rush », comprenez une grosse affluence. Telles d’habiles fourmis, nous grouillons sur le terrain.

Au comptoir, les caissières ont le pied sur le starter, dégainent leur formule apprise par cœur « Bonsoir monsieur, un menu ? Grande frite, grande boisson ? Avec ceci ? ». La prise de commande une fois terminée, le chronomètre sur l’écran de la caisse fait défiler les secondes. La caissière un peu trop longue, et c’est le chrono qui se teinte en rouge histoire de rappeler qu’il est temps de terminer, vite, très vite.

Tic tac, tic tac, la boisson, le sandwich, la frite, en un seul aller-retour si possible. D’ailleurs tout est possible dans un fast-food. Quatre menus commandés. « Pourquoi tu fais dix allers -retours, prends tout en même temps ! » Euh, oui, ok, attendez, chef, je me mets en mode inspecteur Gadget et je dégaine les quatre autres bras articulés que je cache sous ma chemise.

Ils sont drôles nos managers, mais personne ne peut leur en vouloir, ils ont la pression du grand patron sur les épaules ; le mois dernier le chiffre n’a pas été atteint, ils sont sur la sellette, et leur prime aussi. Pour ma part, au drive, l’écran affiche complet, ça clignote à chaque ligne, une commande faite, et c’est une nouvelle qui apparaît, avec mes collègues on est rodées, « c’est complet, paille, serviette, tu peux donner ».

Nous travaillons à la chaîne. Nous mettions les pieds avant même de signer nos contrats. La vraie surprise, en revanche, c’est la clientèle. Etonnante. Insolente, impolie, impatiente, intolérante, voire violence, elle nous en fait voir de toutes les couleurs. Chaque jour, un client réveille chez nous notre instinct le plus animal. Malheureusement, impossible pour nous de l’exprimer. Le client est roi.

Au motif que vous avez outrageusement oublié de fournir sa ration de ketchup à la bête, honteusement confondu frites et potatoes, irrespectueusement omis de poser quelques pailles sur son plateau, vous pouvez vous faire insulter d’« incompétente », « incapable », pour les clients les plus polis, de tous les noms d’oiseaux pour les plus décomplexés.

Tenez, une cliente en caisse m’interpelle. « Mademoiselle s’il vous plaît… » La femme m’a vouvoyée et adressé une formule de politesse. Pour une fois que ça m’arrive, malgré mes occupations, je m’arrête pour savoir ce qu’elle désire. « Mes sandwichs sont froids. » Une seconde de réflexion et la mémoire me revient, j’ai vu cette même personne passer en caisse il y a 45 minutes. Autrement dit, après avoir trop papoté avant d’entamer son repas, madame en ouvrant la boîte s’est aperçue que le sandwich avait refroidi. « Mais madame vous êtes passée en caisse il y a déjà un moment. – Oui mais ils sont froids. » Allez lui expliquer, c’est peine perdue. N’ayant pas envie de la confrontation je lui en donne deux autres, avec un peu de chance le manager ne me tapera pas sur les doigts.

21h00, je passe au drive 1. Cette fois-ci, j’ai un casque sur les oreilles, les voitures passent leurs commandes à la borne, je les tape sur ma caisse, elles seront envoyées au drive 2. Là c’est une autre histoire, il faudrait faire des statistiques, mais grosso modo, j’estime à une sur dix le nombre de commandes compréhensibles à la première écoute, dans le reste des cas, je fais répéter les clients.

« Bonsoir puis-je prendre votre commande s’il vous-plait ? » Pas de réponse, je réitère ma formule de politesse, deux fois, puis trois, puis, « allo il y a quelqu’un !! » « Oui, bonsoir, attendez deux secondes on peut réfléchir quand même. » C’est vrai, j’aurais dû deviner. Deviner, une des qualités que les clients exigent le plus de nous. Souvent une commande, ça donne ça : « Un Big Mac – Juste le sandwich, monsieur ? – Bah non, le menu. – Très bien, monsieur, un menu Big Mac, grande frite grand Coca ? – Non, non, normal. – Un menu normal Big Mac frite Coca. – Bah non, potatoes Sprite. » Quelle imbécile ! C’était évident.

22h58… 22h59… 23h00… C’est terminé. En théorie seulement ! Autant mon retard aurait été très peu apprécié, autant l’heure de fin de ma prise de fonction est étrangement très flexible. « J’ai fini, il est 23 heures. – Tu peux rester encore un peu ? – Non, désolée, demain j’ai cours. – Ça va, t’es pas à deux minutes près… » Ha ! D’accord, je tâcherai de m’en souvenir la prochaine fois que j’arriverai deux minutes en retard.

Joanna Yakin

Joanna Yakin

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