J’ai rencontré Paul à Fressac, au bord de la rivière, dans le Gard. Il est employé à Pôle emploi et je n’ai pas très bien compris tout ce qu’il m’a dit, c’était très technique et j’ai dû le laisser parler longtemps. Mais il y a des choses qui m’ont frappé et même bouleversé. On peut penser que le but de Pôle emploi est de trouver des emplois et, pour être plus précis, «le but avoué et qui est partagé par le grand public c’est d’être un soutien à la recherche d’emploi notamment sur la mission de placement; mais le but inavoué est ce que je définirais comme une mission de contrôle social. »

Quoi, le Pôle emploi ça ne sert pas à trouver du boulot ? « Quand je suis entré à l’ANPE je pensais que j’étais un conseiller et que mon boulot était de trouver des emplois. J’ai rapidement déchanté. Et comme j’étais très à l’aise dans cette institution, que je cumulais les CDD dans des unités différentes, toujours en mettant de la bonne ambiance dans le collectif, ce qui est dû à ma personnalité pas du tout à ma mission, au bout d’un moment je me suis dit « Non t’es pas un conseiller Pôle emploi, tu es un animateur de salle, un chauffeur de salle, comme à la télé ». »

J’avais du mal à poser des questions à Paul. Quand je lui avais donné rendez-vous, je pensais qu’il allait me parler de l’afflux grandissant des populations à Montpellier et de l’essor de cette ville. J’avais complètement perdu le contrôle de l’interview, alors j’ai décidé de le laisser filer avec l’eau de la rivière en me disant que mon article était foutu.

« Et puis j’ai fini par être pris en CDI, poursuivait Paul, c’est la preuve que je devais bien assurer en CDD sinon ils ne m’auraient pas gardé. Et puis là d’un coup, à force d’avoir un point de vue sur les personnes que je recevais, d’observer le fonctionnement des rouages administratifs, j’ai réalisé que je suis ça, un gardien de la contre-révolution. » Pour me souvenir de ce que sont les gardiens de la révolution, j’ai éteint l’appareil enregistreur et j’ai demandé à Paul de faire une pause. Il fallait que je rassemble mes esprits, que je mobilise toute ma culture.

Comment, tu veux dire que sans toi il y aurait la révolution ? Bon, on reprend : «En fait il y a une situation sociale qui est ce qu’elle est, une situation sociale qui exclut de la sphère de production. Qui dit exclusion de la sphère de production dit automatiquement, dans une société de marché, exclusion de la sphère de consommation. Si tu ne produis pas, tu n’a pas de richesses, donc tu ne peux pas dépenser. Ce partage inégal des richesses fait que certaines personnes sont obligées d’être maintenues sous perfusion par le système. Sinon, face aux inégalités criantes qui les assaillent tous les jours comme la télé qui leur permettent de voir ceux qui sont riches, ils se révolteraient. Et donc pour moi il y a trois institutions qui gardent contre la révolution : c’est la Sécurité sociale, la CAF et Pôle emploi, dont la mission première est d’être des flux financiers, des répartiteurs de richesse. »

J’ai pensé aux différentes manifestations qui ont traversé l’année. « On est clairement dans une société qui est organisée pour ne pas permettre à chacun d’avoir un travail. » Paul entrait dans des considérations économiques, sur le libéralisme. C’est une chose commune de dire que le stock de travailleurs maintient la pression. Ils sont prêts à accepter n’importe quel emploi pourvu de sortir de la culpabilité du chômage. Car Paul ira même jusqu’à m’expliquer, plus tard, au restaurant, quand la batterie de mon enregistreur aura renoncé à le suivre dans les dédales de sa pensée, mais pas ma curiosité, pourquoi le demandeur d’emploi se sent coupable en pénétrant dans son agence. Parce que Pôle emploi ne fait pas ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il fait.

Un exemple parmi d’autres. Les directions territoriales pilotent les agences comme elles piloteraient des stocks de viandes chez Mac Donald, en fonction d’indicateurs socio-économiques ne prenant pas en considération les besoins individuels. Si on avait voulu vraiment s’occuper des gens, et pas des masses, ce n’est pas 2000 personnes, mais 14 000 qu’il aurait fallu recruter lors de la dernière poussée de chômage. En réalité, Pôle emploi est une vaste machine à gérer des masses. Une machine qui se pose comme une entreprise, mais qui a le monopole de l’indemnisation et qui n’a aucun concurrent sur le marché. Le problème de se faire passer pour une entreprise qui rend service à des clients et demande à ses soi-disant clients d’adhérer à ce point de vue, c’est qu’on les oblige à dire une chose et à en faire une autre. Et tout ça, comme monsieur Jourdain, sans le savoir. Pour Paul, c’est un indice fort de la vraie nature de l’institution à propos de laquelle il sortira, une fois n’est pas coutume, de sa réserve : un instrument au service des puissants.

Pierre Murcia

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