«Singe», «Bonobo» : des insultes glissées en plein bureau de la part d’un manager, auxquelles s’ajoutent des agissements sexistes, jusqu’au harcèlement sexuel. C’est en ces mots que Nora* décrit l’atmosphère de travail dans laquelle elle a évolué pendant près de trois ans, au sein de la société de maintenance informatique Evernex International, basée à Aulnay-sous-Bois.

Plusieurs années à subir harcèlement, remarques et insultes

Nora y était salariée durant plus de 5 ans. Dès son arrivée en 2012, Nora constate « une ambiance de travail malsaine, sexiste et offensante envers les femmes », dans cette société composée en majorité d’hommes. Elle était d’ailleurs la seule femme à un poste qualifié, et raconte avoir subi de la part de ses collègues, et de ses supérieurs, des injures sexistes et racistes répétées. Alors qu’elle est en arrêt maladie de longue durée, elle décide de les poursuivre.

Retrouvez le témoignage de Nora en vidéo face à Anissa Rami. 

« J’ai l’habitude de plaider des dossiers de discrimination et de harcèlement, mais dans ce dossier, nous sommes à un degré de violences et de représailles sans pareil », affirme Maître Saad Ellaoui, avocate de Nora* qui se bat dans une procédure rare engagée depuis janvier 2015.

Je n’avais pas le droit de dire non apparemment. 

Nora décrit d’abord une « proximité professionnelle » avec son manager. Mais après quelques mois elle voit sa situation au sein de l’entreprise se dégrader. Encore plus lorsqu’elle refuse les avances de son supérieur hiérarchique : « Ca a commencé par le ton qui hausse, puis des dénigrements, des insultes racistes, il m’a traitée de singe, de bonobo en plein open space. Je ne comprenais pas pourquoi il se rabaissait à ça, tout ça parce que j’avais dit non. Je n’avais pas le droit de dire non apparemment ».

«Il y a des tentatives d’intimidation, de déstabilisation et de dénigrement de ma cliente telle que je n’en ai jamais vu ailleurs. Ce qu’elle a subi est si grave que Nora* est suivie depuis 6 ans par de nombreux spécialistes (psychiatre, sophrologue et psychologue du travail, NDLR) ». 

Des alertes à la direction restées sans réactions

Ces injures se tenaient aux yeux et aux oreilles de tous. Des agissements qui continuent après la mort brutale de son manager, en octobre 2014. Pourtant, très peu de réactions  de la part de ses collègues et de la direction, qui ne prend pas de mesures préventives. Après plusieurs années de harcèlement moral et sexuel, la plaignante pose un arrêt maladie en 2014, qui durera 3 ans. Elle ne reviendra plus jamais travailler au sein de l’entreprise.

Durant cette période, elle décide de rédiger un mail au PDG pour lui faire part des insultes qu’elle a subi. Par la suite, elle contacte le délégué du personnel, et alerte également par courrier la médecine du travail et l’inspection du travail.

Quand au sommet de l’entreprise le sexisme est toléré, voire autorisé, voire même encouragé, ça veut dire qu’il n’y a aucune prévention des violences sexuelles dans cette entreprise. 

Mathilde Cornette, juriste à l’AVFT (Association contre les Violences faites aux Femmes au Travail), qui représentera l’association lors des audiences pour plaider en faveur de la plaignante, explique que le cas de Nora n’est pas isolé : « Durant cette période, même si elles [les femmes] sont extraites des violences, elles sont aussi extraites du cercle social qu’est le travail. C’est extrêmement difficile, elles sont en attente de réponse, en général les entreprises ne font rien. Elles sont exclues du collectif de travail et absolument rien n’est fait pour qu’elles reviennent. Ce qui est là encore contraire aux obligations légales de l’employeur, son obligation de sécurité ».

Lorsqu’elle dénonce ces agressions en 2014, la jeune femme pense alors que des mesures seront prises pour qu’elle puisse revenir travailler dans un contexte sécurisé. Mais la femme explique une situation de non-retour. Sa lettre de dénonciation adressée au PDG aurait été montrée à ses collègues, des primes contractuelles lui ont été retirées, et d’après elle l’un des harceleurs présumés dont elle a donné le nom aurait été promu à l’époque.

Est-ce que vous pouvez concilier avec une entreprise qui vous a traité de singe ?

« Quand au sommet de l’entreprise le sexisme est toléré, voire autorisé, voire même encouragé, ça veut dire qu’il n’y a aucune prévention des violences sexuelles dans cette entreprise. Rien n’avait été organisé, au niveau de la prévention et l’obligation de sécurité de l’employeur », déclare Mathilde Cornette, de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail.

Face à cette impasse, la plaignante a décidé de contacter une avocate en janvier 2015. C’est Maître Saad Ellaoui, qui lui permettra de mettre des mots sur ce qu’elle a vécu et lui énumère juridiquement la réalité de ses dernières années : harcèlement moral et sexuel, intimidations, injures sexistes et racistes, et inégalités salariales, car à poste égal, elle aurait été payée 700 euros de moins qu’un collègue masculin à la même responsabilité. Convaincue, Nora décide donc de poursuivre la société Evernex au conseil de prud’hommes de Bobigny.

Six ans de procédure, avec sept reports d’audience

En avril 2015, lors de la première audience de conciliation, l’avocate de l’entreprise aurait proposé à Nora une transaction financière en échange de son silence, ce qu’elle a refusé. Elle se remémore sa réponse : « Est ce que vous pouvez concilier avec une entreprise qui vous a traité de singe ? Je ne négocierai pas. »

Depuis ce refus de négocier, c’est un vrai parcours de la combattante qui a démarré pour Nora et son avocate. Durant les six ans de procédure, plusieurs acteurs sont intervenus : l’inspection du Travail a enquêté en 2016, puis l’AVFT. Enfin le Défenseur Des Droits, qui a mené trois ans d’enquête, et fait assez rare, une avocate a présenté les observations du Défenseur des Droits devant le conseil de prud’hommes de Bobigny.

Ils pensent se dédouaner en se cachant derrière l’humour, l’ambiance familiale de l’entreprise.

En 2016, l’Inspection du Travail qui a enquêté dans l’entreprise et interrogé les collègues de Nora a confirmé que « des propos à caractère humiliant et injurieux en rapport avec le sexe de la personne et/ou son origine qu’elle soit sociale ou ethnique » ont été tenus, précisant que ces propos étaient qualifiés « d’humour » par les intéressés. L’institution a conclu que « ces propos n’ont pas lieu d’être dans un contexte professionnel et peuvent altérer la santé d’un salarié ». Un rappel a donc été fait à l’entreprise afin qu’elle prenne « des mesures pour assurer la santé et la sécurité de leurs salariés ».

« Ils reconnaissent qu’il y a des propos déplacés, parfois insultants, grivois, mais ils pensent se dédouaner en se cachant derrière l’humour, l’ambiance familiale de l’entreprise, c’est comme ça qu’ils se défendent », dénonce la juriste de l’AVFT, Mathilde Cornette.

Dès que des victimes de violences sexuelles parlent, c’est-à-dire engagent des procédures judiciaires, on les taxe, a minima
de menteuses…

A plusieurs reprises, la procédure judiciaire a été ralentie par les demandes de reports de l’entreprise. La société a notamment porté plainte pour dénonciations calomnieuses, ou encore faux et usage de faux, concernant une attestation écrite par une collègue. Sur ce dernier motif, Nora a été convoquée et auditionnée au commissariat. Après la confirmation de la collègue en question, la plainte de l’entreprise a finalement été classée sans suite. Contactés plusieurs fois par le BB, ni l’entreprise ni sa défense n’ont répondu à nos sollicitations et demandes d’interviews.

Mathilde Cornette, habituée à cette défense des entreprises, analyse : « Dès que des victimes de violences sexuelles parlent, c’est-à-dire engagent des procédures judiciaires, on les taxe, a minima, de menteuses devant les tribunaux (c’est régulièrement la défense choisie par les entreprises), et pour certaines elles se retrouvent carrément sur le banc des accusé·e·s lorsqu’une plainte pour dénonciation calomnieuse ou diffamation est déposée à leur encontre ».

Ces méthodes, aussi appelées « manœuvres dilatoires », sont utilisées dans le but de différer l’instruction ou le jugement d’une affaire, d’un procès. Elles ont été particulièrement éprouvantes moralement, physiquement et aussi financièrement pour Nora. Durant ces années de procédures, les victimes ne peuvent pas reprendre le cours normal de leur vie, elles sont toujours dans l’attente d’une décision.

Une victoire inédite : l’entreprise condamnée à afficher la condamnation pour harcèlement sexuel sur son site internet

Le 23 mars 2021, après plus de six ans de combat, le conseil de prud’hommes de Bobigny a finalement condamné la société Evernex International pour harcèlement sexuel, moral, inégalité salariale, et manquement à l’obligation de sécurité. L’entreprise est ainsi condamnée à verser plus de 100 000 euros d’indemnités à Nora.

Avec ce jugement, Nora a remporté une autre victoire. La société a été condamnée à afficher et publier le jugement sur la page d’accueil de son site internet à travers un onglet spécifique intitulé « condamnation de la société pour harcèlement sexuel », et sur l’un de ses établissements, pendant un mois. Une condamnation inédite en matière de harcèlement sexuel au travail, selon l’AVFT. L’avocate de la plaignante espère que cette décision fera jurisprudence pour les prochaines victimes de harcèlement sexuel.

La très grande majorité des femmes ne dénonce pas les faits

Nora et son avocate se sont réjouies de cette première décision, qu’elles considèrent « exemplaire », mais savent que le combat n’est pas terminé car la société a fait appel du jugement le 29 avril 2021. La cour d’appel de Paris devra donc rejuger l’affaire.

Alors qu’une femme sur trois dit être victime de harcèlement sexuel au travail, seul 5% saisissent la justice contre leur entreprise. « La très grande majorité des femmes ne dénonce pas les faits, elles sont obligées de ravaler tout ça et de continuer, parce que c’est bien ça la difficulté des violences sexuelles au travail, c’est qu’il y a une véritable contrainte économique derrière qui est de garder son emploi. Quand on dénonce, tout ça peut partir en éclat » confirme la juriste.

Nora fait partie des 5%, et malgré la longueur des procédures, et les représailles auxquelles elle a dû faire face, elle est fière d’avoir été jusqu’au bout : « Si c’était à refaire, je le referais. Il y a des choses qu’on n’achète pas. Et la dignité, on ne l’achète pas. »

*Le prénom de la plaignante a été modifié. 

Anissa Rami

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