Le 4 juin, la place de la République s’est déclarée « zone hors TAFTA » [Transatlantic free trade agreement, Traité de libre-échange transatlantique], organisant une journée de débat sur ce traité entre l’Union européenne et les États-Unis. Parmi les invités au débat, figurait Thomas Porcher, économiste, auteur de « TAFTA : L’accord du plus fort ». Jonathan s’est entretenu avec lui.

Quand Nuit Debout s’attaque au TAFTA. Samedi 4 juin 2016, la Place de la République voyait en son sein des opposants au Traité de libre-échange transatlantique, qui relie l’Union européenne et les États-Unis. Dans son intervention à la tribune et à la suite des questions de l’auditoire, Thomas Porcher a expliqué, lors de cette journée nationale contre le TAFTA, en quoi il s’oppose à ce projet en cours de négociation, qui ne tient pas compte, à ses yeux, d’enjeux comme la transition énergétique et le dérèglement climatique.

Le Bondy Blog : Pourquoi êtes-vous contre le TAFTA ?

Thomas Porcher : Je suis contre le TAFTA parce que ce traité ne répond en rien aux problèmes économiques de la France, de l’Europe voire même du monde. Aujourd’hui, à quels problèmes font face nos économies ? Un chômage massif, on a trois millions de chômeurs en France et vingt quatre millions en Europe, des inégalités sociales et de revenus qui augmentent fortement et un problème de réchauffement climatique. Or TAFTA ne répond en rien à ces problèmes, et même au contraire, il risque de les amplifier. Ça risque d’accroitre les inégalités parce que certaines régions et professions en profiteront plus que d’autres. Concernant le chômage, rien n’indique que ça permettra de créer des emplois et même à l’inverse, ça pourrait entraîner des délocalisations qui verraient certaines régions perdre des emplois. Enfin, concernant la question du réchauffement climatique, elle ne semble pas être à l’ordre des négociations qui rappelons-le, ont pour but d’amplifier les échanges à plus de 10000 km ce qui est à l’opposé d’une politique sobre en émissions de CO2. Donc, pour moi, TAFTA est un traité du début des années 1990 quand nos politiques croyaient à la « mondialisation heureuse » mais pas un traité du XXIe siècle, parce qu’il ne répond en rien aux problèmes actuels.

En quoi les tribunaux d’arbitrage renforceraient les firmes multinationales par rapport aux États, en cas d’adoption du TAFTA selon vous ? Car après tout, ils sont en place depuis plusieurs décennies et qu’on en fait un effet de loupe…

Le problème est qu’avec TAFTA, on donne encore plus d’importance à ces tribunaux qui, comme vous l’avez dit, existent déjà. Concrètement, on offre aux multinationales, en plus des capitaux et de la puissance financière dont elle dispose, une sécurité juridique. En somme, on leur permet d’attaquer des États en cas de changements de règlementations. La différence avec nos juridictions administratives est qu’en cas de nouvelles règlementations, elles font la part des choses entre la légitimité de cette nouvelle règle et de sa justification en matière environnementale ou sociale. Ces tribunaux basés à Washington ne regardent que le cadre règlementaire dans lequel la multinationale a investi, si ce cadre a changé même pour de bonnes raisons, l’entreprise peut attaquer l’État et récupérer des dommages et intérêts payés par nos impôts. C’est tout simplement hallucinant. Il y aura donc clairement une épée de Damocles au-dessus de la tête des législateurs, qui réfléchiront à deux fois avant de créer une nouvelle législation, de peur de se faire attaquer par l’entreprise. Ce qui est embêtant, c’est qu’avec la transition énergétique, il va falloir encadrer les énergies polluantes et beaucoup plus favoriser les énergies renouvelables, or tout changement pourrait être attaqué. Surtout que l’énergie est un secteur qui brasse des milliards et les énergéticiens ne vont pas se laisser faire. En fait, ce qui est dingue, c’est qu’en plus de leur pouvoir financier gigantesque, on offre à ces multinationales un pouvoir juridique. Et vous savez ce qu’on leur demande en échange ? Rien !

Considérez-vous que les élections aux USA vont bloquer les négociations sur le TAFTA, voire davantage ?

Les élections, c’est vrai, ralentissent les négociations parce que vous avez énormément de candidats qui sont contre TAFTA, tels Donald Trump ou Bernie Sanders. Hillary Clinton, qui était plutôt pour, a modifié sa position pour des raisons électorales car les Américains sont plutôt opposés au traité. Aujourd’hui, la position mainstream, c’est la position d’Hillary Clinton et de François Hollande, une position mitigée qui se résume à « on n’ira que si cela nous avantage ». Au début, ça devait avantager tout le monde, aujourd’hui ça ne semble plus être le cas. Donc, on sent bien que d’un point de vue électoral mieux vaut ne pas trop être pour et que le calendrier électoral va probablement jouer contre le calendrier des négociations car rappelons-le, après les élections américaines, c’est au tour des élections françaises.

Durant votre intervention à la tribune, vous avez fustigé le libre-échange et « la croyance des bienfaits du libre-échange » dans le cadre du TAFTA. Est-ce, finalement, cette « croyance au libre-échange » traduit-elle une sclérose de la pensée économique en général ?

Tout à fait ! Aujourd’hui, on ne peut pas critiquer le libre-échange, sous peine d’être marginalisé. Les bienfaits du libre-échange ne sont pas possiblement critiquables dans l’économie mainstream. Vous vous souvenez du sujet d’économie au bac il y a quelques années. La question était de mémoire tourner de la sorte : « en quoi le protectionnisme nuit au développement ? ». Ce sujet est scandaleux car il évince volontairement une partie de l’histoire économique. Historiquement, les pays les plus protectionnistes au monde sont le Royaume-Uni et les États-Unis. Ils ont bien attendu de se développer, d’être en position de force, pour faire la promotion du libre-échange. Donc, il est faux de dire que le protectionnisme nuit au développement puisque les pays riches se sont développés avec le protectionnisme. Prôner le libre-échange entre pays développés et pays pauvres s’est tout simplement empêcher les pays pauvres de se développer. Le libre-échange est un rapport de force et pas une loi naturelle qui créerait des emplois comme par magie. Aujourd’hui, avec TAFTA, on  va confronter nos industries respectives et les mettre en concurrence avec cette idée que ça va profiter à tous mais c’est faux. La mise en concurrence risque de provoquer plus de dévaluation interne c’est-à-dire de compression des salaires et des règlementations. Le mouvement est déjà en marche avec la Loi Travail, ce type de mesure sera amplifié avec TAFTA pour le plus grand bonheur des multinationales.

Vous avez été invité par Nuit Debout, un des organisateurs de cette journée thématique sur le TAFTA, place de la République. En quoi Nuit Debout aiguise votre curiosité, en tant qu’économiste et citoyen ?

Ce que j’aime beaucoup à Nuit Debout, c’est cette volonté de partager, d’échanger, d’écouter, de se poser des questions, de s’informer et d’être utopiste. Ce qui est marrant, c’est qu’à l’heure des nouvelles technologies, des réseaux sociaux comme Twitter, Facebook, on se rend compte que les gens ont un besoin fou de se retrouver réellement. Qu’ils soient avocats, profs, chômeurs, intermittents du spectacle ou d’autres professions, tous se rendent place de la République après leur boulot pour pouvoir échanger et rêver d’un autre monde. Je trouve cette démarche très intéressante et beaucoup plus enrichissante que d’aller regarder la télévision ou de rester devant son ordinateur. C’est ça qui m’intéresse à Nuit Debout, cette volonté de recréer un lien social, avec une éducation populaire et un partage des connaissances grâce aux différents groupes « Avocats debout », « Architectes debout », etc… En fait, à nuit debout, on sort de son conditionnement, on n’apprend pas pour avoir une bonne note ou pour trouver un métier mieux rémunéré que son voisin, on retrouve l’utilité du savoir et le plaisir de la transmission, on sort de cette société qui nous dit constamment « tu fais quoi dans la vie ? », « quel est ton plan de carrière ? », « combien tu gagnes ? ». C’est pour ça que j’essaie d’y aller le plus possible parce que je trouve que ça recrée un lien humain simple, dans une société où l’on a oublié que c’est essentiel.

Jonathan Baudoin

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