« Et toi Samir, tu comptes faire le Ramadan? ». Cela aurait pu être une question entre deux potes, une question insignifiante et surtout sans conséquence, mais loin s’en faut. C’est cette question qui aurait valu à Samir sa place de directeur-adjoint d’une colonie de vacances. Car oui, jeûner quand on s’occupe de jeunes ne serait pas dans la politique de la mairie de Gennevilliers. Ils sont quatre à en avoir fait les frais, quatre du moins à le déclarer : Samir, Moussa, Nassim et Ali. Quatre animateurs qui ont commis l’irréparable erreur professionnelle de ne pas s’alimenter.

« C’était vendredi dernier. On a reçu la visite du responsable des centres de vacances. Il est venu voir si tout se déroulait correctement avec les enfants – et c’était le cas – puis il est venu déjeuner avec nous. Il s’est mis à ma table, et a remarqué qu’à l’heure du déjeuner je ne mangeais pas et Moussa non plus», explique Nassim. Les deux animateurs sont alors convoqués l’un après l’autre durant l’après-midi : « Ils m’ont parlé de l’article 6 qui disait que je devais me restaurer et m’hydrater convenablement et que dans le cas contraire cela pouvait mettre en danger la sécurité des enfants. Je lui ai alors répondu que je m’étais hydraté et restauré convenablement et qu’en aucun cas je pouvais risquer de mettre en péril la sécurité des enfants ». Nassim ajoute qu’il n’est pas d’accord avec ces pratiques qu’il considère comme discriminatoires, remarque à laquelle le responsable aurait répondu que ça n’avait rien de discriminatoire puisqu’il aurait réagi de la même manière s’il s’ était agi d’une femme faisant un régime.

 

Le soir même, le responsable aurait pris la parole devant toute l’équipe et aurait annoncé qu’en vertu de cet article 6, les deux animateurs seraient licenciés : « On lui a alors expliqué qu’on n’était pas d’accord avec cette mesure et que ce n’était pas normal d’être licencié sur la base d’un repas qui n’a pas été pris ». Certains animateurs s’opposent à cette décision et Moussa et Nassim exigent alors une preuve de leur licenciement. On leur explique qu’ils la recevront plus tard et qu’ils devront quitter les lieux le lendemain, ce qu’ils refusent catégoriquement : « Je lui ai demandé un papier qui justifie le motif du licenciement  et il m’a dit qu’il ne pouvait pas me le fournir. Il m’a alors donné un papier indiquant qu’il “validait le départ” ce que j’ai également refusé. »

 

Les moniteurs finissent par obtenir une “suspension” et on leur explique qu’il ne s’agit plus d’un licenciement et qu’ils seraient payés jusqu’à la fin de leur contrat (le 26 juillet) : « Je m’en fiche d’être payé jusqu’à la fin. Là n’est pas la question. Moi, je voulais rester jusqu’à la fin de la colonie, tout se déroulait à la perfection. Ce n’est pas normal qu’on nous suspende pour ces raisons-là ».

 

Entre-temps, Samir directeur adjoint de la colonie était remonté avec un groupe à Paris puis il devait rejoindre la colonie avec un autre groupe le lendemain. Ce même jour, qui se trouve être le premier jour du Ramadan, il reçoit un appel de son directeur qui lui demande s’il compte jeûner. « Oui, peut-être, je ne sais pas, de toute façon c’est personnel et tu n’as pas à me le demander » lui oppose-t-il. Cette réponse lui vaudra lui aussi une suspension : « Pour l’instant, je n’ai reçu aucun papier de suspension ou de  licenciement, on m’a juste dit que ce n’était pas la peine de venir. Ils n’ont même pas pris la peine d’appeler mon collègue Ali pour lui expliquer, c’est moi qui ai dû l’appeler pour le prévenir.»

Si le motif « Ramadan » n’est pas explicitement cité, il est clairement visé par cet article 6 de leur contrat de travail qui stipule que les animateurs doivent “veiller à ce que les enfants et eux-mêmes se restaurent et s’hydratent convenablement et en particulier durant les repas (…) respectent et mettent en œuvre le principe de laïcité”. Pour Maître Yanat, contacté par les animateurs, cette clause n’est pas légale car elle intervient sur une liberté de culte : « Même si dans le domaine public, la constitution les oblige à une neutralité et les soumet à une interdiction de manifester leur religion, il faut distinguer ce qui relève de l’ordre des idées, de l’intime et d’une pratique telle que le Ramadan. » L’avocat va plus loin : pour lui, le contexte de mise en place de cette clause est illicite puisqu’il coïncide avec l’arrivée du Ramadan aux périodes estivales.

En effet, cela ferait environ deux ans que cette clause existe: « Au niveau du recrutement l’été, ils font attention à ne pas embaucher des personnes qui font le Ramadan. Ils sont convaincus que des personnes qui jeûnent ne peuvent pas assumer leurs fonctions » explique Samir.

Mais comment savoir qui fait le Ramadan ou pas puisqu’il est interdit d’évoquer les pratiques religieuses lors d’un entretien et qu’il est impossible de le déterminer sur la base simpliste du “musulman d’apparence” ? « Lors du recrutement, mon directeur me l’a demandé directement, mais comme on a des relations plutôt cordiales je lui ai dit de faire attention car c’est interdit de poser ce genre de questions et je n’ai pas répondu ».

 

En tant que directeur-adjoint,  Samir était également en charge du recrutement des animateurs de cette colonie, il n’a donc évidemment jamais posé la question aux animateurs recrutés : « Là, pour eux, ils estiment qu’on a fait un mauvais recrutement. Pas parce qu’il y avait des gens incompétents, non, parce qu’il y avait des gens qui faisaient le Ramadan ».

Contacté par le Bondy Blog, le responsable des centres de vacances à la mairie de Gennevilliers refuse catégoriquement de répondre: « Vous n’êtes pas sérieuse ! Je n’ai pas à vous répondre, vous n’êtes pas journaliste, ce sont les animateurs qui vous envoient pour en savoir plus ». Et d’ajouter : « C’est une question personnelle qui concerne les animateurs, c’est complètement personnel et je n’ai même pas à vous répondre ! »

Nous insistons pour  avoir la version des faits de la mairie et demandons à nous entretenir avec le maire adjoint. Il ne donne pas non plus suite à notre appel.

Les quatre animateurs sont toujours en attente d’une réponse mais ne comptent pas en rester là. Ils estiment que leur liberté de culte  a été clairement bafouée et envisagent d’instruire cette affaire en justice.

Comme les femmes enceintes forcées de cacher leur grossesse, les musulmans seraient-ils bientôt obligés de cacher leur pratique pour garder leur travail ou être embauchés?

Widad Kefti

Crédits photo: Caricature de Dilem parue dans le journal algérien Liberté.

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