Derrière son comptoir, Yahia veut que tout soit propre : la vaisselle lavée et rangée, la cafetière finement nettoyée. Ce septuagénaire avive souvent des discussions toujours passionnelles sur l’Algérie qu’il a quittée il y a 50 ans. Il m’accueille pour la première fois en grandes pompes à la cafétéria dont il s’occupe au foyer Adoma de Gennevilliers (92) : « Nous ne sommes pas considérés par la France !, lance-t-il. – Pourquoi dites-vous cela ? – Houari Boumédienne est le seul président algérien à avoir défendu les immigrés de France ! À avoir montré que l’Algérie reste notre pays même si nous n’y vivons plus ! »

Le « nous » désigne en fait les immigrés vivant seuls en foyer. Ces propos un peu dissipés, Yahia les répète « à longueur de journée », à en croire les retraités du foyer qui tendent l’oreille lors notre conversation.

Entre tasses de thé, jeux de carte et dominos, ces Chibanis tentent, pour leur part, d’effacer l’ennui. Même si d’autres retraités viennent de l’extérieur leur tenir compagnie. Car beaucoup d’entre eux se disent « négligés ». Yahia en est le premier : « À mon âge, je dors dans le même matelas depuis 30 ans ! » Dans une chambre de 12 m2 qu’il paye près de 250 € par mois, charges comprises. Ancien peintre ouvrier, il bénéficie d’une pension qui couvre son loyer et permet de faire vivre sa petite tribu d’outre-Méditerranée. Il reçoit aussi une aide au logement qui prend en compte la situation de la famille vivant au pays. Comme la plupart des résidents maghrébins et africains de ce foyer, Yahia a laissé loin de lui, femme, enfants, parents pour pouvoir leur construire ici, un avenir là-bas. Alors pourquoi se sentent-ils négligés ?

Abdel, un autre résident de 62 ans, regrette de n’avoir pas pu éduquer ses cinq enfants près de lui ; ses multiples demandes de regroupement familial ayant échoué. Venu en 1971, il dit n’avoir aucune autorité sur ses enfants. Cet originaire de Kabylie se souvient d’une vieille réflexion de son fils, un jour qu’il se trouve au pays : « Un jour il me dit : « Tu viens une fois dans l’année, c’est pas pour un mois que tu vas me donner des ordres » ! » Mais il est fier de ses bambins tous devenus adultes : un fils aîné de 40 ans, professeur ; une fille, ingénieur en Biologie, etc. Aujourd’hui atteint d’une maladie cardiaque, Abdel refuse de se faire soigner par des infirmières. « J’ai demandé que ma femme vienne me soutenir pour trois mois et on me dit qu’elle n’a pas le droit ! » Poids d’une culture non oubliée oblige.

Des pénates conçus pour les travailleurs migrants

Si les résidents des foyers ne sont pas autorisés à héberger leur famille dans les chambres, leurs séjours au bled – de plusieurs mois pour certains – sont facilités : « Avec le système des chambres alternées, les résidents retrouvent une autre chambre réservée à leur retour », explique Abdou N’Diaye, le directeur des résidences des Hauts-de-Seine. « Pendant leur absence, ils arrêtent de payer le loyer mais versent toujours une redevance d’environ 60 €. » À Gennevilliers, la résidence Adoma Les Grésillons compte 82 % de Maghrébins. Elle fait partie des derniers FTM (Foyer des Travailleurs Migrants) en France, conçus en 1957 sous le nom de Sonacotra. Les autres foyers ont adopté une vocation sociale et hébergent à la fois des personnes âgées africaines, des étudiants, des mères célibataires en difficulté et des jeunes travailleurs de toutes origines, dans des studios plus spacieux : en tout 60 000 résidents de 87 nationalités différentes. En Île-de-France, Adoma concentre en tout 32 000 logements soit une capacité d’accueil, en moyenne, trois fois plus élevée que les autres régions.

La condition d’homme seul vivant en foyer convient à Mohamed, locataire depuis 1973. À 60 ans, il appelle tous les soirs ses trois enfants âgés de 3 à 10 ans et sa femme vivant à Tébessa et « c’est mieux comme ça, dit-il. Avec notre devise convertie en dinars, il ne leur manque rien là-bas et moi je suis tranquille. Je trouve qu’il y a pas mieux que l’Algérie pour ma famille ». Entre ses séjours au pays, Mohamed regarde la chaîne de télé Canal Algérie pour « savoir ce qui se passe là-bas et ne pas me retrouver déphasé ».

Yahia, lui, a entamé plusieurs démarches pour ramener ses quatre enfants et sa femme déjà venus en 1980, suite au séisme qui a touché la région de Chlef, à l’Ouest d’Alger et repartis en 1984 après la naissance de sa fille. Sauf que pour cela, il doit trouver un logement plus spacieux. D’autant qu’il se sent de moins en moins libre dans sa chambre : « Il y a trop de bruit dans les couloirs et on entend tout ce qui se passe chez les voisins. » Mais à son âge, la recherche s’avère plus compliquée. Sa retraite, il l’imaginait autrement.

Nadia Boudaoud

Photos : Leïla Bousnina. Tous droits réservés

Nadia Boudaoud

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