TROP BON TROP CON. Si je m’étais souvenu de cet adage à temps, aujourd’hui j’aurais un dos. Au passage,  j’écris en tapant avec une paille dans la bouche, je ne peux plus lever les bras. Mes mains ressemblent à la Tour Eiffel à minuit, des ampoules grosses comme des balles de golf remplacent mes empreintes digitales. Mes muscles ont fusionné en une courbature géante, j’ai l’impression d’avoir fait l’amour à un train, tellement je suis épuisé. Un simple mot à condamné mon corps au bagne.  Je mérite mon sort : « Oui », ai-je dit à un ami. Le crétin.

Tout à débuté le soir d’une nuit sans Lune. Il devait être minuit, les rues de Bondy me paraissaient interminables. Une savate après l’autre, je rentrais lentement du turbin, avec dans les guiboles une journée d’ouvrier roumain du bâtiment. Une fois à la baraque, j’attrapai un bout de pain, une demi-livre de tome de Savoie, et dodo, pensais-je. Un projet délicieux mais qui n’a jamais abouti. Mon  pyjama une pièce  à peine enfilé sur le dos, celui de Charles Ingalls qui s’ouvre par derrière au niveau du cul, le téléphone sonna. Je donnerais aujourd’hui le bras qui l’a décroché pour revenir en arrière, croyez-moi.

«  Allo ? », ai-je fait, innocent. « Salut c’est Wang », m’a-t-on répondu avec la voix de Satan qui propose un pacte. Je vieillis mal, il y a cinq ans, jamais on ne m’aurait fait tomber dans le piège diabolique de cette conversation à peine entamée. Malin comme un singe, l’année de sa naissance, mon ami asiatique s’apprêtait à me faire la célèbre technique de l’entonnoir, trésor de l’art oratoire bondynois. Coup sur coup, il me demanda ceci : « Ça va ? », « Tu fais quoi ? », « Tu travailles tôt demain ? ». À moitié dans mon lit, j’ai répondu dans l’ordre: « Oui », « rien », « non ». Pour vous comme pour moi, rien de plus amical et anodin dans cet échange. Pourtant, sans m’en apercevoir l’entonnoir s’était, question après question, rétréci autour de mon cou. Impossible de refuser un service de classe XYZ, le niveau critique, quand on va bien, qu’on ne fait rien, et qu’on commence tard le lendemain. La technique de l’entonnoir dans toute sa splendeur.

Cuit à point que j’étais, ce grand amateur de la soupe de caniche, n’avait plus qu’à me bouffer en annonçant la mission : « Idir !  Denver le dernier dinosaure a fait dans mon jardin et j’ai glissé dedans. Je suis dans une merde de diplodocus ! Je dois absolument décharger une camionnette dans mon resto. J’ai oublié que la livraison était à minuit. Je passe te chercher dans… Ben en fait, je suis devant chez toi. »

Ce n’est pas comme si j’avais le choix, et c’était si gentiment demandé. En enfilant mes chaussettes de la veille, je me rappelais soudain que Wang est à Bondy l’exportateur numéro 1 des plans galères. Le champion incontesté des soirées qui commencent sur terre et finissent la tête dans le Styx. La plus petite des activités tourne à l’épopée de Gilgamesh avec lui. Nous avons fait trois heures de garde à vue  en seconde, parce que ce fils de Mao avait ambitionné de manger les pommes de son jardin. Un Chinois et un Algérien dans un arbre, je peux concevoir que ce soit suspect, en d’autres temps. Mais en 1996, nous mettre sous écrou pour cette simple voie de fait tenait de la bavure policière : mangez des pommes nous avait ordonné Chirac.

Plus tard, en terminale, nous avons frôlé la mort à la Foire du Trône ; Monsieur avait voulu s’asseoir dans le manège le moins chère d’Europe de l’est. La grande faucheuse rejoua la revanche quelque temps après quand Wang, traiteur à ses heures, m’avait demandé de  livrer, en sa compagnie, une marmite de riz cantonnais au roi des Gitans local qui mariait alors son fils pour fêter son brevet des collèges. Même moi je nous aurais coursés avec une hache dans chaque main, si deux grands cons m’avaient tendu une facture de 900 francs pour 4 kilos de riz tièdes. La mariée était d’une grande beauté, même un couteau entre les dents, et avec ça, une  athlète d’exception au 400 mètres. Je m’en étais beaucoup voulu  à l’époque, j’avais complètement gâté l’harmonieux maquillage de l’heureuse élue. En même temps, quand on a le visage apprêté, on ne fout pas des coups de tête aux gens. Je ne comprendrai jamais les Gitans : pourquoi tant d’objets contondants dans les mains, pour au final, se limiter à mettre deux mecs dans une grande poubelle à roulettes qu’ils ont ensuite poussée du haut d’une pente à 60% ?

Je peux  tenir mille et une nuits avec les plans bagnards de Wang. En acceptant une nouvelle mission de la CIA (Chiness Investigation Agency), j’étais sûr qu’il allait m’arriver des bricoles Leroy Merlin. Mais un Bondynois ne meurt jamais seul. J’utilisai à mon tour la technique de l’entonnoir sur un autre pote, juste avant de partir. Le pauvre Abdenour, ami d’enfance tout dévoué au sacrifice, se laissa entraîner dans ma chute, dix minutes avant que ce plan galère romaine ne commençât.

« Wang ! Sale chien que tu manges, c’est ça, que tu appelles une camionnette ?! », s’exclama Abdenour une fois arrivé devant le restaurant de notre ami à la couleur de l’or. Ce fourbe de menteur de la dynastie Ming, nous ramenait de Bondy à je ne sais où pour décharger à l’heure des chauves-souris, non pas un utilitaire Castorama tout riquiqui à peine capable d’accueillir une armoire normande, mais un super conteneur, long comme un lundi sans pain au boulot. Un village roumain tiendrait à ses aises dedans. Le semi-remorque qui portait ledit conteneur, soutenu par un châssis doté de 24 roues – je les avais comptées en arrivant – faisait la moitié de la rue.

Wang avait mal géré le côté logistique de son affaire, d’où notre venue. Le chauffeur arrivé à minuit, devait repartir à 5 heures du matin. Si le tout n’était pas déchargé avant, le conteneur retournait en Chine avec ce qui restait. Frais de renvoi : 6000 euros. Vous voyez bien, Wang, n’était pas du tout mal poli en nous faisant lever du lit pour rien à minuit, après qu’on eut, un quart d’heure auparavant, fini notre journée de boulot. Nous faisions œuvre utile, dans l’humanitaire. Je le connais bien ce crevard, c’est le Thénardier asiatique. S’il lâche une somme pareille en frais d’annulation, sa femme et ses enfants vont tous maigrir un grand coup cet hiver. Déjà au collège, un Mister Freeze lui tenait six mois, grâce au goût suave et unique de l’eau du robinet réfrigéré chaque matin.

Après avoir contemplé le monstre, Wang finit par l’ouvrir. Le conteneur était plein à craquer. J’avais demandé plus tôt sa contenance au chauffeur : 200 tonnes. « Oh ca va ! 2000 kilos ! », m’écriais-je soulagé. « T’es sûr que tu as eu ton BAC S ? T’as pas fait BEP chaudronnerie plutôt? », me demanda Abdenour en faisant la tête d’un missionnaire découvrant Mowgli dans un arbre. 200 000 kilos de chinoiseries à décharger en 5 heures  avec nos six bras ? Impossible. « Impossible pour les Arabes. Mais vous avez un Chinois avec vous, dit Wang. Et puis t’inquiète j’ai réveillé mes filles .»

À ce moment là, trois petites Cosette en pyjama sortirent du restaurant, bâillant et se frottant doucement les yeux en agitant les petits grelots qui leur servaient de mains. L’une d’elle tenait son petit doudou. Derrière, leur maman les entourait amoureusement avec ses bras tout en les poussant sans ménagement dans la rue et la nuit noire. « Wang, abuse pas ! La plus vieille de tes petites a 7 ans ! », objectais-je. « Six ! répondit fièrement le père, elle fait plus grande. Elles sont en vacances, ça va les amuser de veiller. N’est ce pas mes petites chéries ? Qui veut travailler avec papa ?! »

Un « Moi !!! » général de  pure joie enfantine accueillit cette question qui aurait été stupide pour tous les autres  gamins de la planète. La plus veille des filles de Wang demanda, excitée : « Je peux coudre des chaussettes et faire la vaisselle du restaurant demain aussi, s’il te plaît papa chéri ? J’ai fini mes deux cahiers de vacances en chinois, je m’ennuie, dormir ça sert à rien. » « On verra si tu es sage », répondit mon ami. Les deux jeunes sœurs de la fayotte firent une moue de jalousie mais retroussèrent leurs manches l’air déterminé pour suer courageusement à nos côtés. Ah, il y a pas à dire, les enfants c’est l’avenir, les enfants chinois surtout.

Autres mains fortes apportées à notre travail d’Hercule, deux cuistots, et le vieux père de Wang en tenue traditionnelle. «Vois le bon côté des choses », plaidais-je devant Abdenour, qui commençait à comprendre que je venais de lui planter bien comme il faut l’épée de Goldorak dans le dos, « on se croirait dans un vieux film de Hong Kong. » Devant le labeur qui l’attendait, et surtout, devant mon sourire caressant de crocodile, la haine brillait dans les yeux de mon ami comme à travers la vitre de l’enfer.

Pendant les cinq prochaines heures, je fis un voyage dans le temps. Sans Dolereane volante, mes yeux virent à quoi va ressembler le monde du travail dans 20 ans, quand les Chinois seront les tauliers. Je peux vous dire qu’on va tous charbonner dur. Chacun d’entre nous avait une journée de boulot dans les pattes, les deux cuistots venaient juste d’éteindre les fours, qui plus est, Abdenour, affamé, a cassé son ramadan avec une soupe Knorr et un sandwich à la mayonnaise ; se disputer avec son épouse une heure avant la rupture du jeûne, pas très malin. Pourtant, personne ne doutait que ces 200 000 kilos de marchandises seraient déchargés à temps. Ça travaillait vite, ça travaillait dur, ça travaillait chinois.

Pourtant, c’est Égypte antique qui inspirait les manœuvres de déchargement. Les planches d’Astérix et Cléopâtre décrivent parfaitement la scène. Nous recopions les mouvements des ouvriers égyptiens se lançant joyeusement les blocs de pierre à la chaîne, dopés à la potion magique comme au Tour de France. Au début Abdenour et moi ne savions pas exactement ce que nous déchargions : des caisses de 100 kilos, des forêts de poutres de bois, des barres de fer. Puis à force d’user notre force et notre courage, nous comprenions que Wang avait importé un restaurant tout entier, clef en main, de Chine. Du carrelage à la faïence, en passant par les fours et les tables, tout y était.

« Putain Wang ! On n’est pas le Tiers-Monde. En France, en cherchant un peu, ça se trouve du ciment ! Pourquoi t’importe ça ? » Chose étrange, tout occupé à son labeur, il me répondit en chinois. D’ailleurs, à la minute ou nous avions commencé notre peine, tout le monde s’était mis au mandarin. « Tu comprends, c’est la langue officiel du travail », chuchota Abdenour à mon oreille tout en déchargeant du  carrelage.

Trois heures du matin, trois heures de travail épuisant. Abdenour et moi, nous nous dîmes : « À un moment, quelqu’un va dire pause ». Mais non, ce n’est jamais arrivé. « Wang ! J’ai plus de bras, suppliais-je, je sue comme un bœuf le soir des premiers labours, j’ai laissé deux vertèbres en déchargeant la deuxième chambre froide, une pause, pitié ! » « Pitié pour faible ! », me rétorqua, impitoyable, le vieux père de Wang dans un français impeccable, une canne à une main et un congélateur sur le dos ;  avant d’asséner à Abdenour, dont le corps épuisé venait d’abdiquer sur la chaussée : « Tu te couches comme Mai Li. Avec Mai Li, bonne baise ! » « Désolé, il a appris le français devant les films de kung-fu des années 1980 sur la 5 », s’excusa Wang amusé. Puis il ajouta : « Allez tout le monde ! Les princesses d’Arabie veulent roupiller, on s’arrête ! » Une minute après, le travail recommença de plus belle, la pause était finie.

«Ce n’est pas abusé franchement, dis-je soudain à Abdenour, importer tout un restaurant, de l’autre bout de la planète. Je suis sûr qu’au fond du camion, on va trouver les serveurs enroulés dans du plastique. » L’espace d’un instant, je pensais avoir prophétisé. Après 4h30 d’un travail de forçat, le fond du conteneur était enfin en vue, quatre hautes silhouettes d’hommes émergèrent dans le noir. Dans le monde des jeux vidéos, on appelle ça le boss final : quatre statues en pierre. Des décorations qui recopiaient à l’identique les  8000 soldats de terre cuite du mausolée de l’empereur Quin. De la terre cuite ? Pensez donc, pas assez lourd à porter, nos statues étaient en granit : 650 kilos chacune.

Je ne sais plus comment on a fait notre affaire, je me suis évanoui de fatigue au déchargement du deuxième soldat, jetez le dos de pierre sur le dos d’os, c’est le dos d’os qui craque. Reste qu’à 5 heures du matin pile, le super conteneur était vide et propre comme un sous neuf.

« Bon, c’est fini, nous on va se coucher. À dans deux heures patron ! », dirent les cuistots. « Les mecs ça va pas la tête ! Vous avez besoin de repos ! Venez à 7h30 », répondit, magnanime, ce colossal salopard qui me sert de meilleur ami, avant d’ajouter à mon encontre : « Allez, un dernier truc à porter et on rentre. Prends-le par les pieds. » Après avoir rendu la dépouille d’Abdenour tremblante d’épuisement à sa famille, le plus grand plan galère de ma vie – et en tant que Bondynois j’en ai vécu un paquet – venait de s’achever.

Il fallut aux ouvriers de Wang 12 jours, pas un de plus, pour faire des 200 tonnes de marchandises que nous avons déchargées, un restaurant rutilant et flambant neuf. Abdenour et moi, convalescents, fûment parmi les premiers à y festoyer, mais notre ami, garant de la bonne santé financière de sa maisonnée, n’a jamais parlé d’invitation gratuite. Après un gueuleton digne des empereurs de Chine, c’est le vénérable daron de Wang qui nous apporta la note, et les petites serviettes chaudes qui vont avec, pour essayer de bien la faire passer. Cependant, aucune facture dans la coupe qu’il nous tendit. À la place, il dit les seuls mots français qu’il n’avait pas repris d’un film de kung-fu en VF. Pour un Bondynois, les plus beaux au monde : « Pour vous deux, resto gratuit à vie ! »

Idir Hocini

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