Trois décennies après, Jean-Thomas Ceccaldi et Mustapha Kessous reviennent sur les pas de ceux qui ont fait l’histoire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983. Mais pas seulement. Cette histoire méconnue semble être le prologue d’une longue lutte pour une reconnaissance de l’identité de ces « Français d’origine contrôlée ». Le documentaire, en deux parties de 55 minutes, est diffusé ce mardi 4 février à 23h05 sur France 2. Avant-goût.

Il aurait aimé ne pas avoir à réaliser ce film. Sans fausse modestie ou provocation, le journaliste Mustapha Kessous préférerait « faire un film sur autre chose » que le racisme en France. Pourtant, dès l’introduction, le postulat de base est posé : « On prétend que le racisme revient. Ah bon il était parti ? » s’interroge faussement l’auteur. Le documentaire Français d’origine contrôlée, c’est pourtant plus qu’une thérapie collective de victimes de discriminations. Le film offre surtout une occasion de pointer une lumière crue sur des pans entiers de l’histoire de France de ces cinquante dernières années.

C’est le récit de parcours relégués au second plan, d’occasions manquées entre la France et ses enfants d’origine maghrébine, d’un rejet, d’une incompréhension et surtout celui d’une installation. Presque personne aujourd’hui ne dénie leur qualité de Français à ces dix témoins. Le mythe du retour est enterré, ils appartiennent à la nation française, les plus âgés ont construit des familles ici, les plus jeunes ne se voient pas vivre ailleurs. Il est frappant de voir que leurs trajectoires sont jumelles et ont leurs racines en Algérie. Ces « Français d’origine contrôlée » parlent simplement de leurs vies. Sans misérabilisme mais avec franchise. Les deux réalisateurs insistent, il s’agit avant tout d’un « film de paroles ».

Le premier volet donne la parole aux quinquagénaires, nés en France ou venus très jeunes rejoindre un père souvent ouvrier. Leurs premiers pas se font dans des bidonvilles où se laver est une épreuve. La bassine en fer remplace la douche à l’eau courante. L’un des témoins par exemple, Norredine Iznasni se souvient que « les murs pleuraient, suintaient » dans le logement insalubre que sa famille occupe. Puis c’est le déménagement dans les nouvelles HLM. Le point culminant de cette période étant la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Il est naturel qu’un focus soit fait sur cet événement puisque le film est né en quelque sorte grâce à la marche. Il y a environ trois ans, Mustapha Kessous a pour idée d’écrire un livre dessus. Le journaliste du Monde souhaitait faire une enquête, retrouver les acteurs de l’époque afin de remettre les choses en perspective. Seulement les réticences de sa femme, qui lui conseille d’écrire sur autre chose, le retiennent. En 2011, un ami lui présente un producteur, François Landesman, car le journaliste souhaitait réaliser un documentaire sur le sport palestinien, un sujet qu’il connaît bien. Celui-ci trouve le sujet intéressant mais considère qu’il est « difficile de vendre l’histoire ». « Mais il me dit aussi que France 2 souhaite travailler avec eux pour un film sur la Marche. Jean-Thomas ne veut pas le faire seul et en plus, toi tu as fait un papier sur le racisme ». Le producteur fait allusion à un article que Mustapha Kessous a écrit en 2009 dans lequel il dénonçait le racisme ordinaire dont il était victime. « Je lui explique qu’il est hors de question d’en parler dans le film, ce papier fait sa vie, je n’ai jamais voulu intervenir publiquement pour en parler. On a décidé de prendre appui sur la marche mais pour parler plutôt de ses conséquences » raconte-t-il.

C’est aussi pour cela que les deux auteurs sont ravis que leur film soit diffusé après la majorité des travaux de commémoration des 30 ans de l’arrivée de la marche à Paris en décembre 1983. Jean-Thomas Ceccaldi pointe le risque du « trop plein puis plus rien ». Pour Mustapha Kessous, il est préférable que le documentaire ne soit pas « parasité par le film » (La Marche, de Nabil Ben Yadir). Le journaliste a d’ailleurs été choqué qu’à cette occasion, « on parle encore de marche des Beurs. Cela signifie qu’on a toujours pas compris le sens de leur engagement. On ne les voit toujours pas comme des Français ». C’est à son sens la clé du sujet. Mustapha Kessous pense ainsi à l’une des personnes interviewées : « Abderahmane le chirurgien qui a opéré Zidane se fait appeler Abdou car c’est plus facile à prononcer. Il a voulu effacer ses origines car ça aurait pu lui causer du tort. Mais il en est fier paradoxalement. J’ai voulu montrer cette schizophrénie qui nous habite. Contrairement à ce que les médias et politiques insinuent, on est bien dans nos pompes mais on veut nous instiller le doute. C’est le regard de l’autre qui fait de toi un arabe ou un musulman c’est une manière de raconter ce que je raconte dans le film sans parler de moi. » C’est aussi la peur du rejet qui motive l’ancien ministre Azouz Begag à se faire passer pour un Italien en se faisant appeler Marco afin de draguer les filles ou à se teindre en blond. Les humiliations quotidiennes ponctuent tous les  récits, sans exception.

La seconde partie traite des problématiques plus actuelles, de la victoire de la France pendant la Coupe du monde en 1998 et sa France « black-blanc-beur », du 11 septembre 2001, du 21 avril 2002, des émeutes de 2005 à Clichy-sous-bois. L’un des moments forts étant ce passage où Azouz Begag, membre du gouvernement de Villepin raconte qu’à chaque conseil des ministres, Brice Hortefeux le regarde en passant son doigt d’un côté de sa gorge à l’autre, mimant ainsi un geste d’égorgement. Chaque personnage, connu comme Rachid Taha ou Malek Boutih, ou inconnu comme la bouleversante Hanifa Taguelmint, apporte un éclairage sur ce que c’est d’être arabe en France. Un Arabe qui s’est mué en musulman depuis les attentats du World Trade Center, comme le vit chaque jour Leïla Belghiti, une jeune femme voilée.

Mustapha Kessous et Jean-Thomas Ceccaldi ont vu comme une impérieuse nécessité de laisser ces personnes s’exprimer après que cette parole ait longtemps été confisquée. Sans médiateur, sans experts. Une manière de sortir du « paternalisme » qui veut que les experts soient plus compétents pour parler d’une histoire qu’ils n’ont pas vécue directement.
Contrairement à la majorité des documentaires, Français d’origine contrôlée n’est pas doté d’une voix off. Les transitions se font naturellement, appuyées par des images d’archives. Le film est dur et brutal. Sans langue de bois ni victimisation. Au fil du visionnage, on réalise que cette histoire si familière, la nôtre, est enfin mise en valeur. Jean-Thomas Ceccaldi considère que connaître ces parcours de vie n’est pas seulement nécessaire pour les premiers concernés : « Tout le monde doit s’accaparer ces histoires pour que ne ce soit pas que Mustapha qui fasse ça. Tout le monde parle de vivre-ensemble. L’expression est trop galvaudée, mais in fine, on parle de ça. Pourquoi ça paraît si compliqué ? On essaie de comprendre et de remettre en perspective le 21 avril, Christiane Taubira qui se fait traiter de guenon, ou l’occasion manquée de la marche, le débat sur l’identité nationale. Pris petit bout par petit bout, tout ça fait un puzzle ».

Pour autant Mustapha Kessous considère que le racisme est une preuve irréfutable que « la France se mélange et qu’il y a l’émergence d’une classe moyenne, voire d’une élite. Les discriminations prouvent qu’il y a des résistances et qu’a contrario les choses changent. Si on ne veut pas de toi quelque part, c’est que paradoxalement, tu y es arrivé quand même ». En faisant cette œuvre, les auteurs ambitionnent de donner une existence à ces « Français pas comme les autres » et de réparer cette « mémoire qui a failli ». Mustapha Kesssous dédie son film à son fils « pour qu’il sache d’où il vient ». Sans aucun doute, le pari est remporté.

Faïza Zerouala

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