Une feuille format A4 est placardée sur la porte vitrée de la loge en guise d’avertissement : « Vous dégradez, vous payez. À Paris Habitat une partie du personnel dispose du statut de garde particulier assermenté ». Pour illustrer l’affiche, une main exhibe fièrement une plaque qui ressemble à s’y méprendre à celles des policiers.

« Il faut absolument que j’affiche ça sur ma porte. Les habitants doivent savoir que les gardiens des immeubles voisins, qui parfois peuvent me remplacer, ont le droit de leur coller des amendes », explique Julie*, assise sur une chaise au fond de sa loge.

Si cette gardienne d’immeuble de l’est parisien refuse catégoriquement de recevoir une plaque, nombre de ses collègues qui travaillent pour Paris Habitat ont franchi le pas. L’office publique de l’habitat (OPH) de la ville de Paris, plus gros bailleur social de la capitale, affirme avoir assermenté 409 gardiens et gardiennes depuis 2018.

Une formation de seulement 10 heures pour obtenir une plaque

De nombreux bailleurs lui ont emboîté le pas. Une enquête réalisée en par l’Union Sociale pour l’habitat (USH) révèle qu’une trentaine d’organismes, soit 14% des interrogés, avaient fait de même. « Mais Paris Habitat est le premier à avoir industrialisé la démarche », explique Emilie Vasquez responsable du département de sûreté tranquillité et résidentielle de l’USH.

Aujourd’hui, tous les bailleurs et toutes les copropriétés privées peuvent choisir de faire de leur personnel des gardes particuliers assermentés (GPA). La direction de Paris Habitat explique qu’après une formation « en deux temps, d’une dizaine d’heures en tout », les personnels prêtent serment devant un juge. Ils obtiennent une plaque et, par là même, la possibilité de dresser des contraventions aux habitants de leur résidence.

« Ce sont principalement des PV pour des dépôts, des abandons d’objets et de matériaux sur des endroits non dédiés », assure Paris Habitat. Les GPA peuvent aussi sanctionner le non-respect du tri sélectif, les tags ou les dégradations des locaux. Le montant des infractions peut varier de quelques dizaines d’euros à plusieurs milliers dans le cas des tags.

La pédagogie du bâton

L’objectif est de « donner aux GPA la possibilité d’avoir une voix qui porte plus, avance Paris Habitat. C’est surtout l’aspect pédagogique qui est mis en avant ». Un aspect pédagogique qui n’a rien d’évident pour Julie : « Si le gardien est assermenté, on n’est plus dans une relation de confiance et de respect, on est dans une relation de crainte. De crainte de la dénonciation aussi », déplore la gardienne.

Julie préfère faire passer le respect des règles du vivre ensemble par la communication et les relations sociales entre voisins. Elle se souvient qu’à son arrivée, la résidence, qui comprend une centaine de logements sociaux, était un peu laissée à l’abandon. Dehors, la cour qui fait face à sa loge est désormais impeccable.

« Moi, par exemple, je laisse des jeunes s’installer dans un coin de la cour quand ils veulent, raconte l’employée de Paris Habitat. J’ai passé un accord avec eux, je les laisse tranquilles, mais ça doit être toujours nickel. Ça se passe bien, ils passent un coup de balai de temps en temps et tout le monde est content. »

Quand les gardiens sont présents et montrent qu’ils prennent soin du site, il y a une confiance et un respect qui s’installent

Depuis environ 5 ans, Julie a appris à connaître les habitants de la résidence. Chaque jour, elle fait le tour des bâtiments pour vérifier que tout est en ordre, que la sécurité du voisinage est assurée. Elle a pour mission de s’assurer qu’il n’y a pas d’anomalie sur les installations électriques, pas de fuite d’eau, de sortir les poubelles quand c’est nécessaire.

« Quand les gardiens sont présents et montrent qu’ils prennent soin du site, il y a une confiance et un respect qui s’installent. » Alors, elle prend le temps de connaitre chaque habitant, d’instaurer une relation de confiance. S’il y a des tensions entre voisins, elle peut avoir « un rôle de médiatrice ou être capable d’identifier quelqu’un d’autre dans le voisinage qui peut tenir ce rôle. »

Mais cette manière d’appréhender son métier ne fait pas loi. Elle se souvient d’un jour, pendant le confinement, où la gardienne de l’immeuble voisin a débarqué « en mode cow-boy » dans la cour, brandissant sa plaque pour intimer aux résidents de rentrer chez eux. « On perd l’aspect social qui était primordial dans nos métiers », soupire-t-elle.

Une vocation sociale déjà dénaturée par l’informatisation des tâches : « On est tous avec nos machines, à chaque fois qu’il y a une intervention, il faut prendre des photos, faire des rapports. À chaque fois qu’un habitant passe dans la loge, on est censé remplir un formulaire ! »

Inquiétudes sur la sécurité des GPA

De leurs côtés, les syndicats s’inquiètent des répercussions que pourraient avoir ces nouvelles prérogatives sur les gardiens. « Notre position à la CGT, c’est que ça n’a pas de sens. Ce n’est pas leur boulot, on ne peut pas leur donner ce type de responsabilité. On met en danger les gardiens dans des zones qui parfois sont déjà sous tension », estime Eloy Fernandez, qui travaille avec les gardiens d’immeubles du secteur privé pour le syndicat.

« On devient les flics des autres après une formation de deux jours, il risque d’y avoir des gros problèmes », s’inquiète aussi Julie, qui met en avant l’aspect paradoxal de cette mesure. « En tant que gardienne, j’ai le droit de refuser de parler aux flics, de leur refuser l’accès à ma loge. Parce que si quelqu’un est recherché par la police et nous voit parler avec, on peut être en danger. Et pourtant, on nous affirme maintenant qu’il n’y a aucun danger à pouvoir faire la police nous-même. »

Le gardien qui va mettre une contravention lui-même peut s’exposer à des risques de représailles. À plus forte raison quand la personne verbalisée habite dans le même bâtiment que le GPA.

Paris Habitat se félicite du succès des assermentations

Paris Habitat et l’USH affirment toutefois que les retours d’expériences, pour l’heure, sont positifs. Aucun problème lié à la sécurité des employés n’est remonté. Paris Habitat met même en avant le succès de ces mesures coercitives. Près de 1 200 procès-verbaux auraient été dressés depuis 2018. Et surtout, « les endroits où il y a des GPA c’est environ 54 % de réduction des incivilités. »

Mais, interrogée sur les outils utilisés pour mesurer ce pourcentage de baisse des incivilités, la direction de Paris Habitat peine à donner des indicateurs clairs. « C’est surtout des retours d’expériences de nos agents qui vivent ces incivilités au quotidien. Ce sont des chiffres internes sur la comparaison entre l’année N-1 et l’année N. »

Une pratique vouée à se généraliser ?

Pour l’instant, l’assermentation se fait sur la base du volontariat. Le bailleur parisien assure qu’il ne sera jamais question de forcer les gardiens à s’assermenter, même si certains acteurs du secteur pensent que le phénomène est voué à se généraliser.

L’USH a réalisé une étude en 2022. Ils ont entre autre interrogé les bailleurs sur les évolutions qu’ils souhaitaient mettre en place en termes de sécurité. « On parle notamment de la vidéosurveillance, des agents de sécurité, etc. Parmi ces mesures, l’assermentation des gardiens est le point le plus mis en avant par les bailleurs. »

Il y a quand même certains des habitants qui aimeraient que je mette des prunes à leurs voisins

Et les gardiens d’immeubles ne sont qu’un maillon de la chaîne des nouveaux travailleurs assermentés. Les bailleurs peuvent étendre la pratique à tous leurs employés, même ceux qui travaillent dans les bureaux et qui ne sont que rarement dans les résidences.

Le Groupe parisien Inter-bailleurs de surveillance (GPIS), qui a pour mission de surveiller le parc social de la capitale la nuit, a aussi obtenu pour ses travailleurs le statut d’agent privé de sécurité assermenté. Une conséquence de la loi Sécurité Globale en 2021 qui permet aux agents du GPIS de relever les infractions qui affectent le patrimoine social.

Ces mesures entrent dans une politique globale de privatisation de la répression. Si elles ne sont pas plus contestées que ça, c’est qu’elles répondent aux angoisses sécuritaires martelées à longueur d’année par le gouvernement. « Il y a quand même certains des habitants qui aimeraient que je mette des prunes à leurs voisins », confirme Julie.

Pour elle, pas question d’accepter une plaque. Mais Julie craint le jour où elle n’aura plus le choix. Se posera alors la question d’accepter à contre cœur ou de quitter son travail. « Ce n’est pas la première fois qu’on a une discussion sur le fait qu’on va tous devenir le flic de quelqu’un », lâche-t-elle, un brin fataliste.

Névil Gagnepain

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