Les banlieues sont des terres de football. Mais, l’évolution récente du monde du ballon rond dans les quartiers populaires n’a pas que des aspects réjouissants.  La descente aux enfers n’est jamais bien loin.

Il y a d’abord, ce constat. Oui, le football en banlieue marche plutôt bien. Si le 93 est absent du monde professionnel, il joue avec brio son rôle de couveuse. Des « clubs formateurs » — c’est comme cela qu’on dit, dans le milieu. Les clubs de banlieue sont en quelque sorte les milieux centraux du football français ; les « box-to-box players », comme on dit outre-Manche. Ces joueurs qui récupèrent le ballon à la source, très bas. Qui le conduit, ensuite, le protège, le dirige, pour avancer et le faire avancer. Et puis, aux abords du but, qui le lâchent pour délivrer une passe décisive à celui qui pourra célébrer avec indécence sa réussite éphémère.

C’est ça, les clubs de banlieue. Des milliers d’éducateurs qui font un travail social, éducatif, sportif avec les jeunesses des quartiers, pour les faire réussir ; en tant qu’hommes, en tant que joueurs. Pas de blabla dans tout cela. Pas beaucoup de gloire, non plus ; les buteurs exubérants, ce sont les clubs professionnels qui célèbrent en se frottant les mains la réussite de ces joueurs façonnés dans les quartiers. Il n’y a pas de cours magistral, de causerie de deux heures sur les valeurs à acquérir. Mais chaque détail de l’action de ces éducateurs a valeur de transmission. Souvent payés une misère pour le temps qu’ils passent auprès des jeunes, ces « grands frères » ont une authenticité, une crédibilité qui fait souvent défaut en banlieue. Il serait stérile d’opposer les uns aux autres, tant leur travail est différent et complémentaire à la fois. Mais il est juste de reconnaître que, contrairement aux professeurs ou aux policiers si souvent venus de province et si peu enthousiastes à l’idée d’être là, les éducateurs ont grandi dans les quartiers, choisi d’y travailler, voulu s’y impliquer.

Pour y voir plus clair dans cette ruche qui a toutefois ses moutons noirs et ses aspects décourageants, quelques chiffres s’imposent. Il y a 185 clubs en Seine-Saint-Denis, selon le district 93 de la FFF (Fédération française de football). Le Red Star, à Saint-Ouen, fait figure de locomotive en National (3e division). Aubervilliers, Les Lilas, Noisy-le-Sec, Drancy ou encore Villemomble font exister le département dans les championnats nationaux, en séniors (CFA/CFA2) ou en jeunes. Le Paris FC, implanté porte de Montreuil, fait aussi briller au plus haut niveau la jeunesse des banlieues.

Le travail de ces étendards, mais aussi des clubs de proximité aux moyens plus modestes, semble porter ses fruits. Pogba (Torcy/Juventus), Feghouli (Red Star/Valence), Diaby (Aubervilliers/Arsenal), Brahimi (Red Star/Porto), Demba Ba (Montrouge/Chelsea), Ménez (Brétigny/Milan AC)… Tous ces joueurs sont passés des terrains de banlieue à ceux de la Ligue des Champions. « Les banlieues constituent pour nous un bassin de recrutement très important », confirme l’œil d’un club professionnel.

« Notre force, c’est la richesse de notre vivier »

Impression confirmée tout autour de la main courante de ce stade de Seine-Saint-Denis. Sur le terrain, des jeunes de quinze et seize ans s’affrontent dans un match de Division d’Honneur, le plus haut niveau du football régional. Autour, des belles voitures, des parkas, des blocs-notes et des regards attentifs trahissent la présence de recruteurs. Les clubs amateurs les regardent avec une sorte de schizophrénie, à la fois méfiants et heureux de les voir arriver. Les jeunes voient en eux des sauveurs. « Ce sont des machines à retourner les têtes », glisse un éducateur chevronné. Le moindre contact entrepris par un de ces recruteurs suscite espoirs, concurrences, parfois jalousies, souvent désillusions. Il n’y a pas que du football dans tout cela. Il y a de l’argent, de la réussite sociale, l’espoir pour certaines familles de sortir de la difficulté…

Mais leur présence est devenue habituelle dans ce club réputé de la région. Les clubs professionnels se livrent une course permanente aux pépites ; tous rêvent de recruter avant les autres le défenseur central de quatorze ans qui fait parler tout le monde dans le milieu, tous rêvent d’attirer ce buteur de seize ans aux statistiques affolantes… Finalement, le football est le meilleur agent commercial de la banlieue, son meilleur facteur d’exportation.

Ce samedi-là, à Aubervilliers, le club local reçoit la réserve de l’AS Saint-Etienne pour le compte du Championnat de France amateur (4e division). À son arrivée au stade, le dirigeant des Verts fait une demande particulière. « Ce serait possible d’avoir 40 invitations ? » Étonnement des officiels. L’homme s’explique « bah oui, vous savez, ils viennent tous d’ici, alors ils en profitent pour faire venir leurs familles, leurs amis… »

Les centres de formation français comptent effectivement dans leurs rangs un nombre considérable de ces jeunes, souvent issus de la région parisienne. Mais, finalement, qu’est-ce qu’on leur trouve, à ces jeunes ? « On a du nombre, d’abord » explique Philippe Lemaître, en charge de la formation à Villemomble. Formateur chevronné dans les quartiers depuis près de vingt ans (Blanc-Mesnil, Red Star, Paris FC…), l’homme explique : « Dans les zones rurales, les collègues doivent ratisser sur plusieurs kilomètres pour composer une équipe… Chez nous, il nous suffit de “secouer une cité”, comme on dit, pour voir plein de footballeurs descendre ».

Le nombre suffirait-il, alors, à expliquer le succès florissant des banlieusards à crampons ? « La quantité sans la qualité, ça ne servirait à rien… Notre force, c’est avant tout la richesse de notre vivier, assure Lemaître. Ici, le football est le sport populaire par excellence. On a des garçons qui ont joué dès leur plus jeune âge dans des petites surfaces, qui sont souvent à l’aise techniquement. C’est une chance ».

« Ici, les mecs ont faim »

Les banlieues n’ont pas échappé, non plus, au débat qui secouait la France du football ces dernières années, celui qui opposait aux joueurs athlétiques et costauds, les petits gabarits « à l’espagnole ». L’élite du football francilien, la fameuse « DH », a souvent été caricaturée comme un repaire de joueurs athlétiques, sacrifiant la qualité technique au profit de la force physique. Laurent Blanc ne parlait pas d’autre chose lors de la fameuse « réunion des quotas ». « En France, on a l’impression qu’on forme le même type de joueurs : grands, costauds, puissants, regrettait celui qui était alors le sélectionneur des Bleus. Et qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Les Blacks. C’est comme ça ».

Et puisque c’est comme ça, la Direction technique nationale (DTN), repaire des intellectuels en parka, a amené le football français à faire une place plus grande aux qualités purement footballistiques du joueur. Une ode à la technicité qui semble correspondre, en partie, aux qualités que l’on prête à bien des joueurs de city-stades.

La quantité, certes, la qualité, donc : voilà qui permettrait d’expliquer l’attrait du football français pour les joueurs issus des quartiers ? Tous ceux à qui l’on pose la question nous évoquent, sans le nommer, sans réussir à en définir les contours, une espèce de supplément d’âme. Une qualité psychologique que partageraient les gamins des cités à l’heure de chausser les crampons. Philippe Lemaître, lui-même « gamin de la banlieue » comme il se définit, confirme avec le sens de la formule qui est le sien. « Ici, les mecs ont faim ».

Passionné, au franc-parler inébranlable, l’ancien joueur du Red Star et du Paris FC explique le fond de sa pensée. « Tu vois comment on a grandi, ici… Beaucoup de parents ne travaillent pas, sont en difficulté… Là où les gamins, ailleurs, ont simplement envie de réussir, ici, ils se sentent presque obligés de percer ».

Une motivation à double tranchant. Si elle permet aux uns de se surpasser pour accomplir leur objectif, elle constitue un danger pour beaucoup d’autres. « On va aller vers des dérives, s’inquiète Lemaître. Certains parents voient dans leur enfant un ticket gagnant pour la loterie nationale… Je le vois de plus en plus, ici, et ça m’inquiète ».

Certains jeunes, plébiscités dès leur jeune âge, sont en effet l’objet de convoitises parfois malsaines, prompts à déstabiliser leur entourage. La mère d’un jeune joueur de 14 ans, côté dans la région, témoigne « un jour, le président d’un club du 93 est venu taper chez moi. Il s’est installé, il a mangé chez nous, il avait mon nom, notre numéro, il connaissait mon fils par cœur. Ce qu’il voulait, c’était le récupérer dans son club. Alors il lui a parlé de le faire signer dans un grand club grâce à son carnet d’adresses, il lui a parlé d’un contrat de sponsoring avec Adidas, il lui a promis monts et merveilles… Ça m’a vraiment fait peur ».

Sur 5000 jeunes qui jouent au football dans les structures fédérales, seul un deviendra professionnel. Mais pour les autres, comment réagir face à l’échec ? « Souvent, rien n’est mis en place à côté par les clubs. Ils les prennent, beaucoup trop tôt, à 13-14 ans pour ne pas se les faire chiper. S’ils réussissent plus tard, tant mieux, sinon, tant pis pour eux », confirme Lemaître, qui prône un âge minimal de recrutement fixé à 16 ans. Il conclut « les jeunes de chez nous ne sont pas préparés à cela. Ils n’ont pas le bagage, souvent, pour s’en relever. Alors, ils arrêtent, ils se laissent aller. Quand le rêve s’arrête, tu ne les récupères pas. Et ça peut avoir des conséquences dramatiques ».

Ilyes Ramdani

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