Je n’ai jamais mis les pieds en banlieue. Devant mon écran, au boulot, j’imagine des choses… Je me lève de ce lit grinçant, les ressorts doivent avoir une décennie bien tassée. La peinture orangée est complètement esquintée. Le lino est plein de tâches incrustées. Je sors sur le palier. Personne. Quelques « boum boum » dans l’appartement voisin. Je ne suis donc pas seule. Je m’engage dans le couloir sombre, dans mon pyjama de coton ridicule. Mes grosses pantoufles Tweety menacent de me mettre à terre.

D’immenses structures se dressent autour de moi. Au milieu, une sorte de petite place, des bancs en béton. Du béton, partout du béton. Je m’engage dans cette zone inconnue. J’entends une musique étrange. Des coups de feu, des basses prenantes, de la guitare électrique et des borborygmes. J’aperçois une bande de jeunes comme pris de convulsions, prenant des airs agressifs. Hypnotisant. Deux jeunes femmes les rejoignent dans leurs jeans moulants menaçant de craquer. Elles ont de longs cheveux frisés couleur cuivre. Leur corps élancé se déhanche avec grâce.

Deux hommes (leur capuche cache entièrement leur tête) se parlent sans s’adresser un regard, une épaisse fumée blanche sort de leur bouche. Plus loin, un autre groupe se lance dans des improvisations vocales étonnantes. « He ! T’es qui toi ? » Une armoire à glace s’avance vers moi le corps gonflé, sans doute par la muscu. Je me dis que je suis finie. Deux minutes après, une dizaine de ses camarades le rejoignent, le pas lourd. La musique a cessé. De larges tenues, des pantalons non tenus, des muscles saillants sous les tee-shirts sans manches.

Les deux gazelles me regardent, l’air dubitatif. Dans un langage qui m’est peu familier, elles me demandent comment je suis arrivée là. Je ne suis pas fichue de répondre. Les garçons de la bande tournent autour de moi et me dévisagent comme si j’étais une bête curieuse. Une femme hurle quelque chose en arabe de son balcon. L’une des filles me demande de venir chez elle. Sa mère me déshabille du regard. Elle s’exprime dans une langue qui m’est inconnue.

La fille m’entraîne dans sa chambre, me tend son jean le plus large. « Faut pas te faire remarquer comme ça », me dit-elle. Je la remercie. Elle me dit s’appeler N’da. Sa mère crie son nom. N’da me fait signe de la suivre. Dans la cuisine, sa mère me sert une assiette. Du mafé et du poisson. Nous retournons dans la chambre. Elle ne s’attarde pas sur mes remerciements. Pas de grands mots ni de grands sourires pleins de compassion. Juste des actes.

Après la dégustation de ce délicieux repas, nous retournons dans la cité. Les jeunes accourent, se rappellent de mon prénom. N’da reste à mes côtés. Alors son groupe m’intègre, comme s’il me connaissait depuis toujours.

Aude Duval

Précédentes chroniques à l’occasion des Cinq ans du Bondy Blog :
L-impression-d-être-dans-une-cellule (par Anouar Boukra)
Notre-banlieue-est-suspendue-à-un-fil-et-ce-fil-se-tend (par Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah)
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