Maintenant que je suis un grand garçon, je peux bien vous l’avouer : au lycée je jouais aux jeux de rôles. Un loisir honni par la majorité de mes camarades. C’est simple, même les gothiques, pourtant au ras des pâquerettes de la hiérarchie scolaire, nous jetaient des cailloux en visant la tête quand ils nous croisaient dans la cour de récré. On ne ressemblait à rien de concret, faut dire, assis autour d’une table comme dans une réunion d’alcooliques anonymes, avec nos feuilles de personnages sur lesquels on lançait des dès à 20 faces, tout en écoutant  le maître du jeu parler de dragons, d’elfes et de forêts démoniaques. Gobelins des cavernes larmoyantes, jet critique, boule de feu de Vurzac niveau 8… Avec un vocabulaire geek de cet acabit, pas étonnant que les non-initiés aient voulu notre peau.

Et mes camarades rôlistes, fallait voir les engins. Je traînais avec des gens en projet, ils avaient un devis collé sur le front, des potes en travaux. Tout comme moi d’ ailleurs : « Et il lui annonça que toute cette région qui s’étendait sous ses yeux serait à lui et à sa descendance. Elle se multiplierait pour devenir aussi nombreuse que la poussière de la terre. »  Chaque fois que je lis ce passage de La Genèse, je pense à mes boutons d’acné. Mon acné ? C’était la Prusse ! Une invasion ! Verdun fait peau. Avec ce verger de pommes rouges sur le visage, ma vie sociale ressemblait à celle d’un boucher halal à Poitiers, la veille de 732.

Quand on a l’impression que Picasso est passé après Dieu pour finir ton visage, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a : on se fait dépuceler par une elfe imaginaire dans la forêt des loups enchantés. Mes autres camarades cherchaient déjà du pétrole avec leur langue dans la bouche des jolies filles, et nous les rôlistes – on a Free, on a tout compris -, on passait nos week-ends à lancer des dés sur une table, dans la bonne humeur des ambiances entre couilles ! Pourquoi t’es entré dans ma vie Frodon Saquet ? Quand je serai président d’Algérie, j’interdirai les jeux de rôles aux jeunes. A 14 ans, tout le monde aux putes !

Pardon je m’égare, entrons dans le sujet. Avec mon passé de rôliste atrophié socialement, la surprise fut de la taille du géant vert, quand Kheiron, humoriste, m’a affirmé, sans sourciller, qu’il utilisait le jeu de rôle pour occuper les après-midi des jeunes des cités de Pierrefitte, inscrits dans son atelier théâtre. « Mon bon monsieur je demande à voir » que je lui ai dit. « Ben ramène ton popotin », m’a-t-il répondu.

Et le miracle s’accomplit. Une dizaine de jeunes réunis en cercle, jouant chacun un rôle, en écoutant un maître du jeu, en l’occurrence Kheiron, raconter une histoire. L’humoriste a adapté un célèbre jeu de rôle, le Loup-garou, aux besoins de son atelier théâtre : « J’ai enlevé toutes les règles enfantines pour garder ce qui m’intéresse. » Contrairement aux jeux de rôles de mon adolescence, pas de dés et pas de feuilles de personnage, style Donjons et dragons. Dans la version Loup-garou épurée par Kheiron, on ne garde que la base : la discussion et les coups de vice.

Explications. Au début du jeu, on distribue aléatoirement des rôles : villageois, loups-garous, sorcière, voyante, etc.  A chaque tour (qui correspond à une nuit dans le jeu), les villageois s’endorment (tout le monde ferme les yeux), le maître du jeu donne l’ordre aux loups-garous de s’éveiller silencieusement pour designer une personne du groupe qui est alors éliminée du jeu. Au tour suivant, tout le monde se réveille et chacun apprend la mort du voisin. Aux villageois de trouver qui parmi eux sont les loups-garous. Comme chacun ignore le rôle du quidam d’à côté, l’intérêt du jeu est de convaincre l’assemblée de sa bonne volonté quand on est un gentil villageois de bonne famille.

Lorsqu’on est un méchant loup-garou, on doit rivaliser dans la fourberie, le mensonge et l’art de la disquette, pour détourner les soupçons sur un innocent. Quand on joue le rôle d’un personnage avec des pouvoirs, comme la sorcière qui peut ressusciter un joueur tué, ou la voyante, qui a la possibilité de débusquer le loup, mieux vaut ne pas tout de suite révéler son atout, sinon à la prochaine nuit le coup de crocs c’est pour votre pomme. A la fin de ce tour de jeu, les joueurs votent pour la personne qu’ils soupçonnent d’être un loup- garou. Celui-ci est ensuite éliminé.

L’intérêt du jeu pour ces jeunes, dit Kheiron : « C’est qu’ils doivent discuter, argumenter, convaincre. Le jeu développe leur art oratoire. » Effectivement, ayant assisté à plusieurs parties, les joueurs qui se débrouillent le mieux, ne sont pas ceux qui ont seulement de la tchatche, mais les galopins qui savent argumenter, étayer leur soupçons de preuves (fausses ou vraies), convaincre l’assemblée : « Ce n’est pas moi le loup garou, se défend Abdel. J’ai voté pour Ludwing au tour précédent et il était bien le loup-garou ! Je ne vais pas voter pour un copain quand même. Et puis j’ai entendu du bruit du côté de Mohammed ; je vous le dis, c’est lui le loup ! »

Les arguments d’Abdel ont fait mouche. Comme tous les innocents, Mohammed ne sait pas se défendre. La vindicte populaire s’abat donc sur lui, il est désigné comme loup-garou. Les villageois ont tué un innocent : Mohammed joue le chasseur. Il a donc la possibilité d’emporter la personne de son choix dans la tombe avec lui. Il désigne Abdel, l’avocat qui l’a conduit au pilori, qui se révèle être en réalité, tambour, suspense, le véritable loup- garou ! Ce diablotin a poussé le vice jusqu’à voté contre son collègue loup au tour précédent pour éloigner les soupçons de sa poire.

Le jeu leur apprend également le contrôle de soi.  Au point que lorsqu’un joueur se met à dire des gros mots, les autres le vilipendent copieusement : « Tu dis « ta gueule », t’es à court d’arguments ça veut dire. Tu agis comme une bête blessée. Je t’ai cramé, le loup-garou c’est toi mon salop ! » Plaidoirie de Geoffrey qui conduira la foule à éliminer Mehdi, pourtant simple villageois, au grand bonheur de Geoffrey, le seul et unique loup-garou restant dans le jeu, et  qui a trompé tout son  monde.

A la fin de chaque partie Kheiron fait un débriefing : « Excellente partie Moustapha, tu as parlé quand il fallait, et tu t’es bien défendu quand on t’a accusé. Mohammed, tu as mal utilisé ton temps de parole. Ludwing, bof. Il y avait marqué coupable sur ton front dès le moment où tu as su que tu jouais un loup. » Ce retour de fin de partie permet aux adolescents de progresser : « Les progrès qu’ils font sont énormes sur la façon de parler, les stratégies qu’ils mettent en place, le contrôle de leurs émotions. Certains sont déjà prêts pour le concours du barreau ! », plaisante Kheiron. « Depuis que je joue au Loup-Garou, je m’énerve moins quand une prof m’engueule, j’essaye de lui expliquer mon point de vue », explique Mehdi. « Et puis c’est plus sympa de faire ça que d’être dehors à galérer dans la cité ou au centre commercial », clame Moustapha.

Les élèves français sont, d’après la rumeur, nuls en prise de parole devant un public. Il paraît qu’on ne fait pas assez d’exposés oraux à l’école. Loup-Garou le mercredi après la physique-chimie ça peut être une bonne  idée pour les décoincer.

Idir Hocini

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