Le 6 avril dernier, le chantier de la ligne 17 du métro, qui fait partie du projet du Grand Paris Express (GPE) est secoué par la mort d’un jeune homme. Seydou Fofana, 22 ans, perd la vie, écrasé par un bloc de béton. C’est le cinquième travailleur victime d’un accident mortel sur ces chantiers d’expansion des transports en commun franciliens.

Comme Seydou, des centaines de travailleurs perdent la vie chaque année en exerçant leur métier en France. Depuis quatre ans, Matthieu Lépine s’est donné la mission titanesque de recenser ces accidents. Il les relaie sur son compte Twitter “Accidents du travail, silence, des ouvriers meurent”. En mars, il publiait L’hécatombe invisible, enquête sur les morts au travail aux éditions du Seuil. Une enquête au long cours, qui se donne pour mission de visibiliser le phénomène, mais aussi d’en identifier les causes.

Un récit qui donne à voir les noms, les visages, de ceux qui ont perdu la vie en exerçant leur métier. En France, on dénombre 645 mort.e.s au travail en 2021, selon les chiffres de l’Assurance maladie. Et en 2019, 790 personnes sont mortes au travail, selon la Dares cette fois. Avec des conditions de travail délétères, le BTP est un des secteurs les plus accidentogènes. Elles le sont d’autant plus par l’accélération des cadences imposée à l’approche des JO, en Île-de-France.

Tout est résumé dans ces mots d’un chef de chantier de la ligne 16 du métro, tirés du livre : « On les a pratiquement tous blessés [les ouvriers, ndlr] au niveau accident, petit, grand… Là, on n’a pas le temps de s’occuper d’eux, on travaille jour et nuit pour essayer d’arriver aux JO. » 

Matthieu Lépine revient pour le Bondy Blog sur les mécanismes à l’œuvre sur ces mégachantiers. Interview. 

Quelles sont les causes principales d’accidents sur les chantiers des JO et du GPE ?

Il faut savoir que le Grand Paris représente une multitude de chantiers, plus de 140 sites différents et 7 à 8 000 ouvriers. Pour un accident du travail, il y a toujours de multiples facteurs.

Les entreprises vont toujours plaider l’erreur humaine. Mais c’est trop facile de dire “c’est la faute de celui qui est mort”. La cause principale est souvent à chercher du côté d’une organisation du travail défaillante, la pression, l’intensification, l’externalisation et la précarité du travail.

Sur les chantiers du Grand Paris et des JO, on a massivement recours à la sous-traitance, à une main d’œuvre intérimaire et à une main d’œuvre sans-papiers

La question de l’intensification est dénoncée par les ouvriers. Ils expliquent qu’il y a des pressions importantes et peu de temps morts. On demande aux ouvriers d’être polyvalents, d’aller d’un poste à un autre. C’est corrélé avec la question de l’externalisation de la main d’œuvre. C’est un des facteurs les plus aggravants. Sur les chantiers du Grand Paris et des JO, on a massivement recours à la sous-traitance, à une main d’œuvre intérimaire et à une main d’œuvre sans-papiers.

Cette externalisation forme une sorte de dilution des responsabilités des grands donneurs d’ordre, des grosses boîtes comme Vinci ou Eiffage, qui sous-traitent à d’autres boîtes qui elles-mêmes sous-traitent à d’autre. On appelle ça des cascades de sous-traitance. Et en bout de chaîne, ce sont souvent des petites boites, parfois même des auto-entrepreneurs. Ce sont ceux qui ont le moins d’argent pour faire de la prévention, pour s’équiper et pour se prémunir des risques.

Les entreprises, quelle que soit leur taille, cherchent uniquement à faire du profit. Elles réduisent les coups, donc investissent moins dans la prévention, la sécurité ou l’équipement.

Quelles sont les conséquences du recours massif à des intérimaires, qui sont fréquemment des travailleurs sans-papiers dans le BTP ?

Un intérimaire est un travailleur qui est recruté pour une mission, qui peut durer deux jours, deux semaines, comme plusieurs mois. C’est de la main d’œuvre interchangeable. Il sait très bien que s’il refuse d’accomplir une tâche, il peut être remplacé le lendemain. On les pousse à prendre des risques. Ils ne sont pas formés pour ce qu’on leur fait faire.

Maxime Wagner, le premier travailleur à être décédé sur les chantiers du Grand Paris en 2020, sur la ligne 14, était intérimaire. On profite de leur précarité. Le mécanisme est d’autant plus violent avec les travailleurs sans-papier. Pour eux, leur statut s’ajoute à toutes les précarités liées au travail intérimaire.

Les employeurs savent que quand il y a un accident, derrière, ils vont être en grande difficulté pour se défendre et faire valoir leurs droits. Souvent, ils ne vont pas oser parler parce qu’ils ont peur vis-à-vis de leur statut. Il y a une sorte d’omerta qui règne et ils jouent là-dessus. Ils appuient sur la précarité financière et administrative pour faire prendre des risques inconsidérés.

Ce turnover des travailleurs change complètement la configuration du travail. Quels autres effets ça peut avoir dans le rapport au travail des ouvriers ?

Ça a d’autres effets pernicieux, comme de casser le collectif dans le travail. Avant, dans une grosse boîte, il y avait des milliers d’ouvriers, des syndicats forts qui jouaient un rôle avec les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr). Ça permettait notamment de faire de la prévention et faire pression pour sécuriser les chantiers. On a brisé tout ça en ayant recours à des indépendants, des sous-traitants, des intérimaires, des travailleurs détachés européens aussi. Le phénomène a explosé ces 20 dernières années.

On a rendu les travailleurs plus vulnérables en les isolant

On a rendu les travailleurs plus vulnérables en les isolant. L’aboutissement de tout ça, c’est un système à la Uber. Vous n’êtes plus collègues, vous êtes concurrents. Si vous n’êtes pas là un jour, un autre vous pique la course, la mission. On le voit aussi avec les auto-entrepreneurs. Avant, ces travailleurs avaient un patron responsable de leur sécurité. Maintenant, ils sont leur propre patron donc ils se démerdent tout seuls. Et ils se démerdent tout seuls aussi s’ils ont un accident.

L’entreprise qui gère le chantier est censée être responsable de la sécurité sur le terrain. Quelles condamnations peuvent être prises contre ces sociétés en cas de manquement à leurs devoirs et dans le cas extrême d’accident mortel ?

Si on regarde la loi, elles sont responsables de la sécurité et de la santé sur leurs chantiers. Mais on constate que dans les faits, leur responsabilité n’est pas automatiquement engagée. Vu qu’ils sous-traitent, qu’ils donnent la responsabilité à d’autres boites, la leur se dilue.

Quand il y a des procès, les donneurs d’ordres principaux sont rarement sur le banc des accusés. Même s’il leur arrive parfois d’être condamnés, les peines ne pèsent pas lourd. Pour Maxime Wagner, le procès a eu lieu en première instance, il y a un mois. Le procureur a requis une amende de 250 000 euros contre une filiale de Vinci, ce qui très rare. Évidemment, ils vont faire appel. Mais c’est une somme dérisoire pour une entreprise comme Vinci qui fait des milliards de bénéfices.

Comment expliquer que, d’un côté, les patrons se plaignent d’un code du travail trop contraignant, mais que de l’autre, le code du travail ne suffise pas à protéger les travailleurs ?

Le souci, ce n’est pas qu’il ne protège pas les travailleurs, c’est qu’il est systématiquement bafoué. L’inspection du travail manque cruellement de moyens. Même quand elle fait son boulot, la justice ne suit pas forcément. La CGT a fait ce calcul : dans le 93, entre 2014 et 2020, environ 150 procès-verbaux ont été dressés. Un tiers de ces PV ont débouché sur une condamnation, un tiers n’a pas donné lieu à une condamnation et le dernier tiers est toujours en attente de jugement.

Clairement, on n’est pas dans une période où les politiques veulent prendre au sérieux la question de la sécurité au travail

Le problème, c’est que les employeurs voient le code du travail comme une contrainte. Et même les politiques se sont mis à jouer ce jeu-là. C’est quand même Muriel Pénicaud, l’ancienne ministre du Travail, qui a dit que 90 % du code du travail était fait pour emmerder les entreprises. Derrière, comment on veut que les employeurs prennent tout ça au sérieux ? Clairement, on n’est pas dans une période où les politiques veulent prendre au sérieux la question de la sécurité au travail.

Selon vous, quelles solutions, quelles décisions politiques pourraient enrayer cette spirale des accidents du travail ?

Déjà, il faudrait vraiment redonner du pouvoir et des moyens à l’inspection du travail. La CGT estime qu’il faudrait 5 000 inspecteurs du travail en France. Il n’y en a que 1 800. Ça fait un inspecteur pour 10 à 12 000 salariés.

Les médias classent toujours les accidents du travail comme des faits-divers, alors qu’ils relèvent tous d’une même logique, qu’ils font système

La deuxième chose, c’est d’arrêter de voir les accidents du travail comme une fatalité. Même les ouvriers ont fini par intégrer ça, la fatalité, les risques du métier. Si on reste dans cette logique-là, c’est sûr qu’il va y avoir des morts. Les médias classent toujours les accidents du travail comme des faits-divers, alors qu’ils relèvent tous d’une même logique, qu’ils font système.

Enfin, il faut qu’il y ait de réelles condamnations. Tant que la justice n’est pas dissuasive, tant que ça coûte plus cher aux entreprises, on n’avancera pas. Je pense que si on tapait beaucoup plus fort au porte-monnaie, ça ne résoudrait pas tous les problèmes, mais ça aurait un impact certain. Et puis il y a évidemment à revoir toute la logique d’externalisation de la main-d’œuvre et de la sous-traitance en cascade. Il faudrait revoir toute l’organisation du travail.

Propos recueillis par Névil Gagnepain

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