Je commence par un aveu : le 5 février 2005, Linda m’a mis un râteau. Pas d’empathie inutile à mon égard, je le vis très bien. Je n’ai pas souffert, ce fut bref.  On avait tous les deux la vingtaine. Après avoir quémandé son « 06 » à l’une de ses amies, je partis à l’abordage. Lucide sur mes chances, certes, mais avec, disons-le, l’infime espoir du poissard, du genre « David n’a-t-il pas vaincu Goliath ? » La belle Linda était déjà, à l’époque, réputée pour ne pas s’embarrasser des formules de courtoisie. Pas du tout favori, la logique a donc été respectée. Un « non, laisse-moi tranquille » des plus cinglants me mettait donc à égalité avec les autres mâles (célibataires ou pas) de mon répertoire, qui avaient aussi tenté leur chance en vain.

Je ne l’ai su qu’après coup, mais à l’époque de mon approche, elle était en couple. Le cas échéant, aurais-je réussi ? Non. Voilà, comme ça, c’est clair. Quand certains à mon âge avaient déjà la gueule de Brad Pitt, j’arborais un duvet sur les joues et un survêtement Sergio Tacchini jaune. Même moi, je me serais recalé. Avec sa silhouette élancée, ses grands yeux verts et ses longs cheveux châtains, Linda, six ans après, est toujours aussi belle.  Elle a presque un côté poétique. La preuve, elle m’a inspiré un papier. Sa meilleure amie, Radia, alias « Radia les bons tuyaux », alias « Le Parisien »,  alias « Dis-moi un secret ce soir, demain matin ta vie est foutue »,  n’est autre que la voisine de Gharib, courtisan téméraire de la belle Linda. Et si zélé qu’il est convaincu de réussir là où nous avons tous échoué.

Ma première réaction aurait dû être un message de paix et d’espoir comme « j’espère qu’il y arrivera, il le mérite et ils iraient si bien ensemble. » Depuis 2005, j’aurais dû tourner la page. La vérité est que, poussé par un élan de rage exceptionnellement dégueulasse, je n’ai pas vraiment philosophé : « Que Dieu lui mette plein de bâtons dans les roues et qu’il se prenne une veste, même une gabardine s’il le faut. » J’avoue tout. Avec le divin, et les caprices de Madame, l’affaire était de toute manière mal barrée pour Gharib.

Dans le cahier des charges de la belle, il y a le tintouin habituel.  Pas de gueule ultra-chiffonnée, pas de QI d’âne bâté, pas de cas sociaux du genre « tu t’es réveillé à quelle heure chéri ? » « À 19 heures, tranquille, j’ai même pas eu besoin d’ouvrir les volets. Là je mange mes Choc’Pops devant un DVD de Rintintin. » Et il y a la mention spéciale, la cerise sur le gâteau, le poisson dans la semoule, elle veut que son petit ami soit impérativement tunisien. Quand Radia me l’a dit, je ne l’ai pas crue.  Mais c’est pourtant la vérité. En amour, la belle est raciste. Et quand je dis tunisien, ce n’est pas juste quelques litres de sang que vous auriez usurpé à vos parents.

Pêle-mêle selon Radia, érigée en porte-parole (et indic), l’élu doit être capable de vous placer un village perdu sur une carte, de regarder les feuilletons nullissimes de la chaîne nationale ou de parler couramment la langue, dans l’idéal avec un fort accent du sud.  On est bien à Paris là ? Gharib, pas moche, pas débile et pas chelou, est étudiant en 5ème année de Ressources humaines. Mais pas tunisien. Le malheureux est d’origine algérienne. Un soir, il m’envoie un texto : « C’est vous qui ne comprenez rien, elle dit ça exprès pour vous tester. C’est impossible. » Ah ouais ? Bah j’ai mené mon enquête mon pote. Linda, bien que née en France, respire, parle, boit et mange tunisien. La légende dit qu’un soir, son oncle, venu dîner, voulait un truc léger et surtout pas piquant.  Regard noir, gauche-droite dans le vide pour évacuer la frustration, Linda craque : « Sortez d’ici Monsieur, vous n’êtes pas mon tonton ! »

Ses parents ont émigré à Paris dans les années 1970. Très vite, ils ont tranché dans le vif pour s’éviter le mal du pays. Alors, une fois entrés dans leur appartement, au revoir Paris, bonjour Zarzis. Un peu comme dans la série Sliders, où les personnages voyagent de monde en monde. Là, le passage n’a rien d’un tunnel géant et futuriste. C’est une porte beige, dans un immeuble tout gris de banlieue, qui, une fois ouverte, ne protège plus l’honorable étranger des vapeurs d’harissa et de sardines.

Linda travaille dans la vente. Et, selon Radia, qui prend un malin plaisir à faire baver tous ses admirateurs secrets, elle est célibataire depuis déjà un moment, parce qu’elle n’a pas trouvé son cheikh charmant. Assez pour convaincre Gharib ! Une seconde légende dit que la magnifique brune s’était entichée d’un architecte tunisien venu du pays. Vous me direz, qui d’autre qu’un type du crû pour remplir les conditions. Linda le présenta à sa mère, convaincue d’avoir déniché le bon. Paf ! Le type ne plaît pas à la Mama.

Au cours du repas, le maladroit se fend de quelques blagounettes de mauvais goût, et surtout, parle de faire un mariage d’une sobriété extrême. Il fut banni illico. Next ! Amoureux, il jure néanmoins qu’il n’envisage pas sa vie sans son âme sœur, et qu’il ira au fond de la chose. Toujours selon le rapport détaillé de Radia, Linda fit preuve d’une froideur extraordinaire. Un truc comme « si tu ne plais pas à ma mère, je suis désolée, ce n’est plus la peine de se revoir. » La Mama n’est pas du genre à faire de mea-culpa. Quand c’est non, c’est non. Et comme le Papa se fout royalement des joutes sentimentales, l’avis maternel fait force de loi.

Premier texto de Gharib à Linda et première scud en guise de réponse, « je ne suis pas intéressée. » Gharib, en mode coriace, et légèrement mort de faim : « Radia dit que si pourtant. Laisse-moi une chance. » Assia, l’une des autres intimes de Linda, a déjà condamné Gharib. Dans le scénario tel qu’elle l’imagine, le jeune homme au cœur d’artichaut se prend une tartine monumentale,  « j’ai essayé de la raisonner, de lui dire que c’est des conneries.  Mais elle est dans son truc. Quand un “étranger” lui plaît, elle fait tout pour se convaincre que ça ne marchera pas. Et effectivement, elle fait tout foirer. »

Au plus grand bonheur de sa mère, décrite par des anonymes  comme l’instigatrice de cette lobotomie réussie. La montagne à gravir n’effraie pas Gharib, patient : « Si ça marche, je devrais me mettre sa mère dans la poche. Ça je sais faire ».  (Il est con ou quoi ?)
À l’heure où j’écris ces lignes, elle ne lui a même pas répondu. Ça fait plus d’un mois quand même.  Mais selon un célèbre scientifique, il est possible de prendre des râteaux en silence.  Ainsi, la belle vous ignore royalement, c’est donc à vous de comprendre, comme un grand.

Issam, en dépit d’un passeport tunisien en règle, a essuyé un sérieux camouflet après avoir réussi à sortir avec la belle. Motif : il ne parle pas l’arabe. « C’est une cinglée, voilà le diagnostic. Mais elle le fait exprès. Ça lui plaît de faire courir les garçons. J’en connais de plus belles. » Lui, peut-être, mais pas moi. « Maaamaaaaan, où as-tu rangé mon passeport tunisien ? ». Bah quoi, on ne sait jamais. Et puis, il n’y a aucune loi interdisant de se prendre deux râteaux par la même personne.

Ramsès Kefi

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