Mehmet est un jeune gaillard de 21 ans à l’humour débordant. Il habitait le nord de l’Irak, dans la Région autonome du Kurdistan, qu’il appelle, lui, tout haut, avec fierté, en kurde, « Hikûmetî Herêmî Kurdistan ». Un lundi bien ensoleillé de mai, je me trouve au centre commercial Bobigny 2 avec une amie. Après qu’on a fini de faire nos achats, nous prenons le chemin de la sortie, côté préfecture, pour prendre le bus. On passe non loin du cinéma, on s’approche du kiosque, lorsque sur la route je vois mon cousin. Il est en voiture avec apparemment un ami, il me propose de nous emmener là où nous rendons. Tout en roulant mon cousin nous fait la conversation, il présente son ami Mehmet qui nous fait un sourire, et je leur présente mon amie Isabelle.

Dans la voiture, Mehmet et moi conversons en kurde, il ne parle pas français. Il me fait rire avec une ou deux blagues. Un lien d’amitié, c’est bizarrement vite installé (je ne savais pas quoi dire, j’ai joué le jeu). Une question me trotte dans la tête : « Pourquoi as-tu quitté l’Irak et comment ? » Il commence ainsi à me raconter son Odyssée. Il est 23 heures, le téléphone sonne… Mehmet sursaute, entouré de sa famille, ses parents, sa petite sœur et ses deux petits frères. Son père répond. « C’est moi », lâche l’interlocuteur. « Il est prêt ? On y va », et il raccroche aussitôt sans que le père n’ait le temps de dire quoi que ce soit.

Début du récit de Mehmet. « Dehors une camionnette attendait, raconte Mehmet. Je n’étais pas le seul garçon qui s’embarquait dans un long périple qui allait peut-être me coûter la vie. Ce soir-là nous avons quitté ma province d’Arbil (photo) pour rejoindre Dahuk puis la Turquie.

Nous n’avons pas eu de problème en traversant la frontière irakienne pour rejoindre la ville d’Hakkari grâce à nos visas « travailleur » préparés longtemps à l’avance. Puis on est monté plus au nord, à Van. Là-bas, l’homme qui avait pour mission de nous amener jusqu’ici, est parti en me remettant un téléphone sur lequel le passeur devait nous joindre. Nous devions prendre un car à destination d’Istanbul, notre ville intermédiaire pour enfin atteindre l’Europe et plus précisément ma destination finale, la France ! Quarante-cinq heures s’étaient déjà écoulées depuis notre départ d’Arbil.

Vingt-quatre heures de route nous attendaient. J’étais très serein, contrairement à mes compagnons. Pour mettre un terme à leurs pensés assommantes (Vais-je m’en sortir ? Comment ferai-je sur place ?), je leur avais proposé de se présenter chacun son tour et de passer le temps en se racontant des histoires. Certains avaient peur, mais peur de quoi ? De la présence d’une balance dans le groupe, ou qu’il y ait des écoutes (je me croyais dans Minority Report) ? Mais les heures passant, chacun s’est peu à peu ouvert, même les plus timide se sont lâchés, ont déconné et rigolé.

Nous sommes arrivés à Istanbul, j’ai contemplé la beauté de la ville. Au port, les industries, placées tout près de la mer, gâchaient la beauté de celle-ci. Nous sommes descendus, nos corps tout engourdis, nous avons sautillé sur place pour sentir tous nos membres se réveiller. Il était l’heure de déjeuner, nous étions impatients. Nous sommes allés déguster quelques excellentes pizzas turques, fines, non loin du port, un régal qui nous a fait oublier pendant dix minutes le but de notre présence ici.

Peu après, un coup de fil a retenti, c’était le téléphone qui m’avait était remis 24 heures auparavant, c’était le passeur. Il nous a expliqué qu’on devait patienter encore deux jours, qu’il faudrait donc qu’on aille à l’hôtel et qu’on soit discrets pendant ce temps. Il allait nous recontacter la veille, pour le départ, le lendemain. C’était notre troisième jour, nous allions encore patienter deux jours à Istanbul le temps que le bateau qui allait nous emmener en Espagne arrive au port. Nous avons passé deux jours à ne rien faire, enfermés à quatre dans une chambre d’hôtel 3 étoiles à 10 km du port. Depuis mon départ d’Arbil, 119 heures s’étaient écoulées.

Il était 23 heures lorsque le téléphone a retenti. Le passeur était ponctuel, nous lui avions donné l’adresse de l’hôtel. Il est arrivé trente minutes plus tard, un son de klaxon a fait vibrer nos tympans, c’était lui. Nous avons atteint le port vers minuit, le membre de l’équipage qui allait nous cacher sur le bateau nous attendait, il nous a fait monter par une passerelle autre que celle utilisée habituellement, pour rester dans la discrétion. Il nous a fait descendre très bas dans les compartiments du bateau et nous a montré notre chambre. On ne devait pas bouger de cette boite de 10m², quoi qu’il arrivât.

La nourriture nous arrivait deux fois par jour, un peu de fromage, de pain et des légumes. Notre voyage dura neuf jours, à cause de plusieurs escales, avant d’arriver en Espagne. Côte en vue ! 335 heures s’étaient écoulées depuis mon départ de la province d’Arbil. Certains pleuraient, d’autre rigolaient, moi je me mordais la lèvre. C’était tellement beau, notre patience avait porté ses fruits ! Nous étions arrivés sur les côtes espagnoles, dans le sud ! Nous étions tels des ninjas, chacun se dispersait et essayait de se fondre dans la masse le temps que la personne qui devait nous retrouver arrive… Pour moi, c’était un cousin qui avait fait la route en voiture de Paris pour venir me chercher. C’était la dernière ligne avant d’atteindre Paris ! Nous sommes arrivés, mon cousin et moi, à Paris, tard dans la nuit. Mon voyage aura duré 355 heures, m’aura coûté quelque 6500 euros, dont 5000 pour le passeur. C’est ce que j’appelle un mal pour un bien.

Alors vous vous demandez pourquoi ? Pourquoi subir tout ça pour venir en France ? Tout simplement parce que mes parents vieillissent et que dans quelques années ils ne pourront plus travailler. Mes frères et sœurs sont beaucoup trop jeunes pour travailler et j’attache beaucoup d’importance à leur éducation pour qu’ils aient un avenir prometteur. Là-bas, il manque moi, mais nourrir une famille de six personnes, c’est pas de la tarte, et lorsqu’on m’a proposé ce voyage, je n’ai pas craché dans la soupe, j’ai instinctivement dit oui, sans broncher, car c’était une occasion inouïe d’aider la famille à s’en sortir. Ainsi je pourrai envoyer de l’argent à ma famille en Irak chaque mois et m’assurer qu’elle va bien. »

Ferhat Dikmetas

Paru le 9 juin

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