Article initialement publié le 9 décembre 2021

Samedi, 18h, quartier de la place des fêtes dans le 19ème arrondissement. Le temps est pluvieux et la température proche de zéro. Younes, Samba, et Yoan sont installés dans un parc, bonbonne de protoxyde d’azote dans une main et ballon de baudruche dans l’autre. Au son du nouvel album de Ninho, ils discutent et enchaînent les ballons. Pourtant, pour un gaz qualifié d’hilarant, ici on n’observe ni euphorie, ni crise de rire. L’ambiance est apathique, les trois jeunes paraissent inertes, « posés » comme ils disent.

Une inertie qui transparaît dans l’analyse que les jeunes font de leur consommation. « Moi ça me fait un effet comme si j’étais enfermé. Genre tout ce qui se passe autour de moi je calcule plus, mais l’effet se dissipe vite. Du coup je les enchaine. Aujourd’hui c’est ma deuxième bonbonne », examine Younes, 21 ans, avant de reprendre une gorgée du mélange alcoolisé préparé dans sa bouteille en plastique. Même son de cloche chez Samba, 20 ans « Au début ça me faisait rire mais maintenant ça ne me fait plus rien. Ça me met juste bien ». 

Juste à côté, à Danube, il y a un gars qu’on connaît qui est paralysé.

Pour ces jeunes, qu’ils soient poly-consommateurs (fait d’ajouter plusieurs substances psychoactives)  ou non, la consommation de protoxyde d’azote est devenue banalisée. Pourtant, les drames se multiplient et le bouche à oreille fonctionne « Juste à côté, à Danube (quartier voisin), il y a un gars qu’on connait qu’est paralysé. » indique Yoan, 19 ans. Si les rumeurs se répandent, pour les trois jeunes les risques demeurent lointains et minimes. « Ceux qui finissent paralysés, qui ont des problèmes avec ça, c’est qu’ils abusent trop c’est tout », assure Samba tandis qu’il aspire son septième ballon depuis le début de la discussion.

Une bonbonne de protoxyde d’azote laissée au sol après utilisation, quartier de la place des fêtes. © Barbet Rémi.

 

Désormais l’usage est compulsif et l’effet même de l’ivresse a quasiment disparu.

Le docteur Nicolas Bonnet – président du réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions (RESPAAD) et vice-président de la fédération française d’addictologie (FFA)partage le constat que font Samba et Younes. Pour lui le protoxyde d’azote est un « produit ancien » qui a connu un « renouveau récent ». C’est la mutation récente des comportements qui constitue un problème de santé publique. « Désormais l’usage est compulsif et l’effet même de l’ivresse a quasiment disparu. Dans certains cas on est face à une absorption du gaz jusqu’à saturation du corps sans même avoir réellement un effet positif lié à la consommation de drogue, on ne retrouve plus l’ivresse fugace des débuts ».

Face à ces usages excessifs, l’addictologue alerte. « Les risques sont neurologiques et périphériques, principalement des troubles de la marche et de l’équilibre. On observe également des énurésies. Des gens s’urinent dessus parce que les sphincters ne se contractent plus ». A l’heure actuelle, le recul clinique n’est pas suffisant pour savoir si ces complications sont réversibles. Une rééducation soutenue et de la vitaminothérapie sont les seules pistes de remèdes envisagés.

Des facteurs socio-économiques favorables à la consommation des ballons

En région parisienne la consommation de protoxyde d’azote augmente, en témoigne les nombreuses bonbonnes jonchant le sol du nord de la capitale et les faits divers qui se multiplient.  Et les jeunes des quartiers populaires sont grandement touchés par cette mode. Les facteurs socio-économiques de ces territoires constituent un terreau fertile à l’essor de cette drogue. C’est ce qu’explique le vice-président de la FFA « Moins la drogue est chère, plus elle va toucher les gens qui ont une situation sociale moins favorisée. C’est le cas du protoxyde d’azote, ça ne vaut rien financièrement et c’est très accessible ».

Un autre facteur est aujourd’hui déterminant : les réseaux sociaux. Véritable paradis du protoxyde d’azote, ils sont à la fois le moyen de promotion et de distribution du produit. « Ça se vend sur Snap. Même au quartier. Tu te fais livrer direct. C’est 25 balles la petite bonbonne et 40 la grosse », explique Samba avant de regonfler un nouveau ballon. À Paris les comptes Snapchat qui pratiquent la livraison pullulent : Drive ballon, Allo proto, Ballon express etc.

Il y a une dépendance numérique au protoxyde, à l’exposition de sa consommation sur les réseaux sociaux.

Outre l’approvisionnement, les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans la promotion du produit. Nicolas Bonnet les considère désormais comme un « facteur de risque ». Il explique « les réseaux sociaux sont extrêmement importants. La reconnaissance des jeunes dans la société passe désormais beaucoup par ces réseaux et la consommation de drogue, la mise en scène, permettent à certains de se valoriser ».


Envoyé Spécial a consacré son dernier numéro à la consommation de protoxyde d’azote. 

Selon l’addictologue, on ne peut pas développer de réelle addiction au protoxyde d’azote. En tout cas pas au sens « pharmacologique » du terme. Impossible par exemple de connaître « crises de manque » en arrêtant de consommer. En revanche, il existe « une dépendance numérique au protoxyde, à l’exposition de sa consommation sur les réseaux sociaux », affirme-t-il.

La banalité et l’acceptation sociale du produit favorisent sa diffusion. « En vrai ce n’est pas une drogue, on est là posé et on ne risque rien. Les flics peuvent passer si on a que ça, on est tranquille », assure Yoan sur son banc du 19ème arrondissement. Pour Nicolas Bonnet c’est justement cette banalité qui caractérise le produit et encourage sa propagation « Vous pouvez exposer une ivresse, les effets du produit, sans pour autant avoir l’étiquette du drogué. Ce n’est pas un stupéfiant. Le protoxyde d’azote on peut le consommer partout ».

Prévenir les risques : coercition ou sensibilisation ?

Le 1er juin 2021, la loi visant à « prévenir les usages dangereux du protoxyde d’azote » a établi l’interdiction de vendre ou d’offrir du protoxyde d’azote aux mineurs, quel que soit le conditionnement, dans tous les commerces, les lieux publics et sur internet. Si elle apparaît pour l’instant insuffisante pour endiguer un phénomène en pleine expansion, la loi entend poser un premier cadre légal pour protéger les mineurs.

Pour Nicolas Bonnet, la coercition et la prohibition du produit ne sont pas « l’alpha et l’oméga » de la réponse à apporter. L’interdit renforce selon lui la tentation de la consommation. « Il faut amener au développement des compétences psycho-sociales. Il faut favoriser chez les jeunes la gestion de leurs émotions, le questionnement par rapport au rôle du produit ». L’éducation et le renforcement du tissu social restent les pistes de travail à privilégier pour le directeur du RESPAAD.

Pour Younes et Yoan, il n’y a « pas de quoi s’inquiéter ». Ils définissent leur consommation comme « passagère » et « maitrisée ». Omar qui vient d’arriver, tempère également « Moi j’ai arrêté depuis deux mois. C’était la mode, l’été dernier on était à fond. Après c’est bon j’avais fait le tour ».

Une fois la bonbonne terminée, la faim se fait ressentir. Samba et Younes vont se mettre à l’abri un peu plus loin sous un porche tandis que Yoan va chercher à manger au snack qui fait l’angle. Il est 19h30. La soirée est loin d’être finie pour les trois comparses. Le business du « proto » semble avoir de beaux jours devant lui.

Remi Barbet

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