Les Grandes Tables affichaient complètes. Ce restaurant plutôt chic installé au sommet de la friche industrielle de la Belle de Mai, en partie rénové pour Marseille capitale européenne de la culture en 2013, accueillait du beau monde. Une partie de l’équipe de Libération dont son plus grand représentant, Nicolas Demorand, s’était délocalisée à Marseille le temps d’une soirée. Une foule d’autres journalistes était présente dans l’auditoire et quelques politiques dont un particulièrement qui a fait une entrée très peu discrète en plein débat, Patrick Menucci (député PS des Bouches-du-Rhône).

Le débat organisé et retransmis par la radio locale Radio Grenouille affichait des invités de marque : Nicolas Demorand (directeur de la rédaction de Libération), Isabelle Hanne (journaliste au service média de Libération), Olivier Bertrand (correspondant de Libération à Marseille), Benoît Gilles (journaliste à Marsactu), Philippe Pujol (journaliste à La Marseillaise) et Thierry Noir (ancien du Provençal).

Le débat a été divisé en trois temps et actualité oblige, l’ouverture s’est faite sur le rachat des journaux du sud du groupe Hersant par Bernard Tapie. Mais avant tout débat, une mise au point est faite. Les journalistes de La Provence ont été invités à venir débattre mais personne n’a répondu à l’invitation. « Leur absence démontre que les mois à venir ne vont pas être évidents » en a conclu Nicolas Demorand.

Pourquoi s’inquiéter de Bernard Tapie ?

Bernard Tapie, après moult rebondissements, est devenu l’acquéreur des journaux du groupe Hersant en tête desquels La Provence. Il est désormais le patron de l’un des plus gros titres de presse de Marseille. Cet investissement pose de nombreuses interrogations aussi bien pour les journalistes, que la liberté de la presse. Benoit Gilles est assez pessimiste, « le personnage est inquiétant, il ment plus qu’il ne respire ». Le ton est donné.

Thierry Noir plonge dans le sujet « il sera extrêmement difficile pour les journalistes de travailler. On leur dira “vous êtes envoyés par Tapie !“ Quoiqu’ils fassent, ce sera difficile,  même s’ils démontrent leur honnêteté intellectuelle. » La question est posée. Dans quelles conditions pourront travailler les journalistes de La Provence, dirigée par Tapie. Ce dernier qui disait il y a quelques années « Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter les journalistes ? » Oui, pourquoi ?

« Quel type d’actionnaire veut être Bernard Tapie ? », s’interroge Nicolas Demorand qui énumère les motivations poussant à acheter un titre de presse : être un « sleeping partner » et ne pas attendre de retour sur investissement, être un industriel du secteur qui cherche à produire de l’argent, ou une personne qui veut « influer ».

En ce qui concerne Bernard Tapie, il paraît évident qu’il ne se situe pas dans le cadre de la première proposition. Lui-même a défini ce qu’il pensait de ce que doit être le journalisme : « des faits, pas de commentaires », mais aussi des « journaux d’accompagnement » des hommes élus. De forts soupçons pèsent donc sur notre homme. Mais, aujourd’hui, les questions sont plus nombreuses que les réponses.

Liberté de la presse, liberté du journaliste

L’arrivée de Bernard Tapie relance une nouvelle fois la question des conditions de travail des journalistes, leur capacité à travailler de manière indépendante et notamment dans les quotidiens régionaux. Cette problématique revient souvent mais est au fondement de cette profession. Philippe Pujol estime que l’indépendance absolue est illusoire. Dans n’importe quel titre, les journalistes subissent des pressions à différentes échelles : des pressions financières au niveau du journal, les pressions quotidiennes du journaliste dans l’exercice de sa profession, la pression faite par la société des rédacteurs et des syndicats.

Le journaliste de La Marseillaise profite de ce débat pour rappeler que les professionnels de l’information en région subissent particulièrement des contraintes de la part des services publics et notamment de la police. « Oui, on savait depuis longtemps pour les ripoux de la BAC. Mais si je dénonce les ripoux de la BAC, je me prends un Pv de 130 euros tous les jours jusqu’à la fin de ma vie. Il est impossible de le faire en local. Il n’y a qu’un journal national qui peut dénoncer ça en premier. »

Selon lui, ce type de pressions est plus fort et plus important que celles de l’actionnaire qui est toujours contournable. Bien que dans le cas de Bernard Tapie, l’actionnaire est un peu particulier. Olivier Bertrand rappelle qu’un certain nombre de journalistes de La Provence a couvert des affaires le concernant, notamment des procès. « Ces gens ont besoin d’être protégés dans leur titre ! ».

Donc, a priori l’indépendance totale du journaliste est impossible. Il est toujours soumis à des pressions extérieures mais aussi intérieures. L’autocensure n’est jamais loin ! Parfois les journalistes sont tentés de s’autocensurer pour se protéger, pour protéger leurs sources. Ou encore comme Philippe Pujol l’expliquait précédemment, pour pouvoir continuer à travailler car une fois le « lien de confiance » rompu avec la police, une personnalité locale, un service, ce journaliste n’obtiendra plus aucune information. Le pire ennemi du journaliste serait donc le journaliste lui-même.

« Est-ce que le titre a les moyens financiers de ses ambitions ? »

« La presse, c’est une histoire de pognon » assène Benoit Gilles. Plusieurs cas ont montré qu’en parlant trop librement dans la presse, les titres risquent de perdre les financements publicitaires. « L’indépendance a un coût ! » assure Nicolas Demorand. Le journal circule « sur le marché civique et démocratique et un marché économique. » Quand Libération titre en une « Casse-toi riche con » avec en illustration la photo de Bernard Arnault, le premier annonceur de France, le journal prend de gros risques.

« Il a pouvoir de vie et de mort sur les journaux à travers les publicités de ses marques ». Ce qui peut expliquer le caractère un peu tiède de beaucoup de titres de presse,  dénonce Nicolas Demorand. Mais les journalistes devraient pouvoir travailler sans penser à ces choses, à ces incidences. C’est au directeur de la rédaction ensuite de faire le « coussin ». L’argent est donc « le nerf de la guerre », rappelle le patron de Libé. La une de Bernard Arnault a posé brutalement une question, « quel est notre rapport aux conséquences publicitaires éventuelles d’un titre que nous avons validé en journaliste. »

« Nous sommes un petit journal pauvre », assure Nicolas Demorand. Se lèvent quelques rires dans la salle. Benoit Gilles monte au créneau. « J’ai traversé des titres beaucoup plus petits et beaucoup plus pauvres que Libération. Le vrai scandale c’est la précarité des journalistes. ». Viennent alors beaucoup de témoignages de petits titres marseillais : Marsactu, Le Ravi, Chez Albert… A La Marseillaise, l’information est multiple, pluraliste, si l’on sait regarder ailleurs que vers le grand titre, La Provence.

Des modèles qui se cherchent encore mais qui tentent de sortir des sentiers battus. Comment trouver les financements pour faire vivre de tels titres. Benoit Gilles explique sans complexe que Marsactu perd encore de l’argent. Que ce site d’information en ligne cherche encore son modèle économique. Et de rajouter que c’est avec le lecteur qu’il faut trouver cet équilibre.

Le lecteur paie pour du contenu

Le mot est lancé ! Quelle est la place du lecteur dans la presse d’aujourd’hui et de demain. Jusqu’ici, il faut l’avouer, la conférence était intéressante mais plutôt banale. Plus de constats et de débats entendus que de vraies propositions. Benoit Gilles, journaliste d’une pureplayer (société exerçant ses activités uniquement sur internet) marseillaise récente pense que « c’est le rapport au citoyen qui va changer ».

L’interactivité d’internet permet selon lui un vrai débat. Une manière de reposer la question de la place du journaliste, « quel rôle on a dans la vie de la cité ? » Philippe Pujol acquiesce et rajoute que cette nouvelle manière d’interagir avec le lecteur a permis de « désacraliser la profession de journaliste ». Il met un bémol tout de même, la question de la modération. Celle-ci doit-être correctement réalisée pour éliminer tous les commentaires à caractère raciste, homophobe… Et ainsi, créer un réel débat. Les exemples de Rue 89 et de Médiapart sont énoncés comme médias alternatifs qui s’en sortent plutôt bien.

Médiapart a prouvé que les lecteurs sont prêts à payer pour lire du contenu même sur le web. Malheureusement le débat sur cette question n’a pas été réellement approfondi. La crise de la presse papier est un faux débat. Bien sûr, l’actualité sur le web a, un temps,  déplacé les lecteurs sur internet surtout lorsqu’il s’agit d’avoir l’actualité chaude. Néanmoins, en ce qui concerne l’analyse, le format papier reste privilégié, preuve s’il en est, du succès de XXI, de 6 mois ou de magazines tels que Causette.

La perte de lecteurs des quotidiens nationaux et encore plus des quotidiens régionaux n’est pas un hasard. La plus-value du quotidien était, il y a dix ans, d’apporter de l’information récente. Aujourd’hui, internet a remplacé cette fonction. Parallèlement, les conditions de travail dans les titres régionaux sont devenues plus difficiles : moins de journalistes, ce qui veut dire plus d’articles pour chacun pour remplir le même nombre de pages.

La qualité s’en est ressentie. Quelle est la plus-value aujourd’hui d’un titre de presse quotidienne régionale ? Cette question, le lecteur se la pose et n’y trouve pas son compte. Il semble donc évident qu’il faille revoir les contenus. Apporter dans le format papier ce que l’on ne trouve pas sur le web. Et non pas calquer les sites web sur les formats papiers comme la plupart des grands titres le font. Des formats plus longs, des travaux plus recherchés, mieux écrits, où l’on donne le temps au temps.

Charlotte Cosset

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