Expulser les mauvais payeurs. En apparence, la loi dite anti-squat se drape de toutes les vertus. L’Assemblée nationale a adopté le texte mardi 4 avril. Il s’agirait de défendre les petits propriétaires lésés par des locataires indélicats qui profitent du système pour rester dans leur logement sans payer leur loyer. Mais ce récit résiste mal à l’épreuve des faits.

L’image du petit propriétaire est statiquement écornée par l’Insee qui indique que deux tiers du parc locatif est aux mains de multipropriétaires. Aussi, les locataires réputés inexpulsables dans l’imaginaire collectif le sont de plus en plus. Des expulsions qui mettent à la rue des familles pauvres.

C’est le sujet de la thèse de Camille François, sociologue, qui signe aux éditions La Découverte un livre intitulé « De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres ». Pendant trois ans, de 2012 à 2015, il a suivi de l’intérieur les institutions chargées de réaliser les expulsions dans un département de banlieue parisienne. Il documente ainsi la hausse des expulsions au cours des vingt dernières années. Interview.

La majorité présidentielle défend une proposition de loi « équilibrée ». L’est-elle vraiment ?

Il s’agit de la loi la plus déséquilibrée de toute l’histoire des lois Logement. C’est la raison pour laquelle toutes les associations sont vent debout contre cette proposition de loi. Elle opère une rupture à la fois dans la cohérence et l’équilibre du droit. En effet, le droit avait des notions assez précises, notamment sur la qualification du domicile. On va étendre les protections, associées à des domiciles, aux locaux vides à usage économique.

Dans l’étude que j’ai menée pour les expulsions locatives, par exemple, vous avez seulement 5 % des locataires qui ont un avocat, contre 80 % des propriétaires. On est déjà dans un déséquilibre manifeste de l’accès aux droits entre propriétaires et locataires. Cette loi vient consacrer le droit de propriété d’une minorité de la population au détriment d’une majorité de familles qui n’ont que le marché locatif pour se loger.

Concrètement, qu’est-ce que cette loi va changer ?

Elle va renforcer la répression contre les familles qui rencontrent des difficultés à se loger ou à payer leur loyer. D’une part, elle prévoit d’aggraver les sanctions pénales contre les squatteurs en leur promettant trois ans de prison ferme. Une mesure sans précédent en termes de sanction.

Il faut souligner que, contrairement à ce que disent les promoteurs de la loi, la plupart des squatteurs ne sont quasiment jamais dans les domiciles principaux des propriétaires. La plupart des squats sont des hangars vides, des immeubles vacants ou encore des garages désaffectés.

L’autre volet de cette loi concerne aussi les procédures d’expulsions. Ce que prévoit la loi, c’est une diminution du pouvoir du juge pour attribuer des délais de paiements. Si ces délais sont attribués, alors la procédure d’expulsion est considérée comme nulles et non avenues. Or cette loi va limiter le temps que les juges peuvent accorder aux locataires pour rembourser leur dette, et donc il y aurait plus d’expulsions que par le passé.

Avez-vous déjà assisté à une expulsion ?

Je n’ai jamais assisté à des expulsions. Mais dans mon enquête, j’ai dépouillé 1 166 dossiers de réquisition, des rapports de police où les agents couchent par écrit comment ils procèdent aux expulsions. Puis j’ai mené des entretiens avec des brigadiers de police qui dans les commissariats sont chargés de ces expulsions.

Les expulsions se passent sous le régime du secret. Les familles sont seulement prévenues de la période de trois mois durant laquelle le concours de la force publique est autorisée. Les familles ne connaissent pas la date précise de l’expulsion.

Le régime du secret empêche les locataires de s’organiser et les placent dans une position vulnérable. La plupart des expulsions ont lieu entre 6h et 9h du matin. En jouant sur cette horaire matinale, il y a l’idée que les force de police vont se soustraire du regard du voisinage ou de l’espace public. C’est donc, avec ses expulsions, un usage discret de la violence dite légitime à l’abri des regards.

Vous mentionnez, dans votre thèse, des stigmates créés par cette loi. Vous pouvez expliquer ?

Je montre, dans mon travail, que les expulsions se passent de manière rapide et relativement pacifique. L’une des raisons qui explique la non-opposition des locataires, c’est que les dettes de loyers sont vécues comme une honte, une forme de stigmate social.

On sait que les stigmates éloignent les individus de leur accès aux droits, c’est ce qui les empêche de rendre publique leur situation pour se mobiliser et lutter contre le mauvais sort qui leur est fait.

C’est ce que savent très bien les mouvements LGBT qui ont lutté contre le sida en essayant de faire baisser le stigmate lié à l’homosexualité et à la séropositivité. Limiter le stigmate, c’est favoriser l’accès aux droits des individus et les manières de s’organiser contre les expulsions. Il y a un travail psychologique et moral à dédramatiser les dettes de loyer, et à en faire des choses qui sont vécues dans la vie et qui ne soient pas vécues comme une forme de honte ou qui n’implique pas de comportement d’invisibilité de la part des locataires qui rencontrent des difficultés financières.

Cette proposition de loi « Anti-squat » portée par la majorité présidentielle est largement soutenue par la droite et le RN. Comment analyser cette séquence politique ?

C’est trois familles politiques ont un point commun qui est la défense du capital immobilier. Ils opèrent un tour de passe-passe pour faire voter une loi qui va favoriser des propriétaires qui n’ont pas de problèmes financiers. Ces trois groupes parlementaires se retrouvent autour du primat accordé à la propriété et des grands propriétaires.

On peut parler des problèmes que peuvent rencontrer certains propriétaires lorsque leur domicile est squatté ou que leurs locataires ne paient pas leur loyer. Mais ça ne doit pas faire oublier le niveau historique actuel de la concentration immobilière dans les mains de quelques-uns.

Avec cette loi, on attenterait manifestement à « l’office du juge de l’expulsion ». C’est le point de vue de l’opposition qui craint un manque de recours des locataires. Qu’en dites-vous ?

L’un des motifs de cette loi, c’est d’accélérer les procédures d’expulsions. Or, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que qu’il s’agit d’une fausse promesse faite aux petits propriétaires en les invitant à aller plus rapidement en justice, plutôt que de recourir aux aides financières et sociales qui permettraient de rembourser les dettes locatives. Il n’est pas à l’ordre du jour des finances publiques d’augmenter les budgets des tribunaux. Ce qui fait que cette fausse promesse faite aux petits propriétaires va les inviter à aller plus fréquemment en justice, ce qui ne fera qu’aggraver l’engorgement des tribunaux et ralentira encore un peu plus les délais de procédure.

L’autre volet concerne l’office du juge. Cette loi revient sur un acquis juridique et jurisprudentiel des années 1970, qui est d’autoriser les juges civils à soulever par eux-mêmes et par elles-mêmes, d’office, des aspects du litige.

Lire aussi. « Se loger n’est pas un crime ! » : le cri d’alarme d’associations pour défendre le droit au logement

Par exemple, dans le cadre des crédits à la consommation, un juge peut décider d’annuler certaines pénalités prévues par les contrats. Dans le cadre des procédures d’expulsions, l’office du juge permettait à ces juges d’attribuer des délais de paiement à des locataires qui ne se rendraient pas aux audiences. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a près de 60 % des locataires qui ne se rendent pas à ces audiences. Cette nouvelle loi vient réduire l’office du juge et limiter la capacité qu’auront les juges à vérifier le caractère règlementaire du litige et à accorder des délais de paiements aux locataires. Quand bien même, ils n’en feraient pas la demande.

Je pense que c’est une loi qui nous fait revenir à bien des égards au 19ème siècle. C’est une loi qui réaffirme le primat du contrat sur celui du pouvoir d’appréciation du juge. Ce règne du contrat a duré depuis plus de 150 ans, depuis le Code civil jusqu’aux années 1970 et aux lois de protection des consommateurs. Or, avec cette loi, on revient à une époque où le contrat fera force de loi et viendra limiter la capacité qu’avaient les juges à rééquilibrer les droits entre propriétaires et locataires.

Propos recueillis par Olorin Maquindus

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