Michel était transparent, il l’avait toujours été, ou presque. Une petite vie bien rangée diraient certains, d’autres, parleraient d’une vie de chien. Mais Michel n’y réfléchissait plus, à chaque fois qu’il y pensait ça lui collait le mal de bide. Ça montait en puissance, et puis il y avait plus grand chose pour le calmer. L’alcool, il avait essayé, pendant longtemps, mais le lendemain c’était pire que tout. Le mal de crâne l’envoyait dans les cordes et puis le ramenait dans ce qu’il appelait « ses démons ». Michel, partait tous les matins de son appartement avec les écouteurs sur les oreilles. Et invariablement il commençait sa journée avec Brel.

Il se foutait de son répertoire mais par contre « Ces Gens là » valait tous les cachetons qu’il refusait de prendre. Longtemps il n’avait jamais prêté l’oreille à ce couplet « Les autres ils disent comme ça/ qu’elle est trop belle pour moi/ que je suis tout juste bon/ a égorger les chats/ J’ai jamais tué de chats/ Ou alors y a longtemps/ Ou bien j’ai oublié/ Ou ils sentaient pas bon ». Pourtant c’était toute sa vie. Et le jour où il l’a compris il a pleuré comme un gamin. Alors depuis il l’écoute en boucle, c’est son exutoire à lui, sa psychothérapie et surtout il ne se sent plus seul. Pour chanter ça, il fallait l’avoir vécu.

Lui il n’avait pas tué de chat. Mais il aurait préféré. Au moins personne ne lui en aurait voulu. Non, lui il a abandonné ses gosses et sa femme un dimanche d’octobre. Il y a dix ans maintenant. Il est parti sans rien, pas une photo, pas une fringue, juste avec sa bagnole. Parti chercher des allumettes comme on dit. Depuis son néant s’est construit autour des souvenirs, qu’il chassait il y a peu à grand coup de picrate. Pourtant il avait tout.

Une femme qu’il aimait, des gosses de 8 et 5 ans, un boulot qui lui permettait de nourrir tout le monde. Bref, le bonheur rangé dans un tiroir. Mais pour lui l’armoire n’était pas assez grande, il manquait quelque chose… Sa femme ne lui avait jamais rien reproché, ni ses absences, ni de ne lui avoir jamais dit « je t’aime ». Ses gosses étaient tout ce qu’un père peut attendre de sa progéniture. Vifs, intelligents, souriants…toujours prêts à jouer. Il avait chaque année droit aux cadeaux de la fête des pères. Son bureau était rempli de ces cadeaux, cendriers, pots à crayons, encriers et il en était fier.

Mais tout lui a échappé, sa rencontre avec Jeanne, son mariage, la belle famille, Mathilde et Quentin, ses gosses. Tout allait trop bien pour qu’il n’ait rien raté. Culpabilité qu’il avait hérité d’une mère acariâtre et mauvaise, morte trop vieille pour qu’il l’oublie. Michel pensait avoir tout manqué. Il était convaincu d’avoir déçu tout le monde, sa mère en premier. Son père était parti trop tôt, mais il était sûr que là haut il le surveillait et puis sa mère répétait toujours « ah, si ton père était là », comme si elle avait été mandaté par le paternel.

Alors, pour ne décevoir personne il a foutu les voiles, pensant qu’ils se démerderaient aussi bien sans lui. Ses gosses, il les pensait assez grand pour comprendre, et puis sa femme, elle avait fait sa vie. Quand il est monté dans sa voiture, il était sûr de bien faire. Il avait laissé de quoi vivre, un compte commun sur lequel il avait tout mis, une maison payée, des bonnes écoles pour ses gamins, des souvenirs et des amis.

Il avait tout fait pour se faire oublier, changé de ville, de travail, loué une chambre de bonne à 500 kilomètres, il avait même rasé sa moustache. Les premiers temps ont été les plus faciles. Michel avait l’impression de renaître sans entraves, ni culpabilité, presque heureux face au nouveau. Un nouveau dans lequel il pensait s’épanouir sans nuire à personne. Mais les pots à crayons de ses gosses l’ont vite rattrapé. Il les a noyé comme il a pu, sans en parler à personne. D’ailleurs il ne connaissait personne. Ses relations se limitaient à un bonjour courtois, un de ces « bonjours » que l’on dit à la boulangère et à ses collègues. Rien de plus, rien de moins. Michel avait peur des questions qui suivaient ce « bonjour ».

Les années sont passées comme elles ont pu. Souvent il a pensé aller voir ses gamins, discrètement, à la sortie de l’école. Pour cela il aurait fallu qu’il sache dans quel collège ou lycée ils étaient inscrits ; et puis s’ils venaient à le reconnaître, que dire, que faire ? Alors, souvent en sortant du travail il s’installait dans un café fréquenté par des lycéens et imaginait ce qu’étaient devenu les siens. Il aurait pu offrir le premier rasoir à Quentin, mais n’aurait pas su lui expliquer le reste. Il aurait pu autoriser Mathilde à sortir, mais aurait eu trop peur lorsqu’elle ne serait pas rentrée. Il aurait pu continuer à aimer sa femme, mais il pensait avoir tout donné. Alors Michel se consolait en sirotant son demi face à ces jeunes, assis, se bécotant et refaisant le monde du haut de leurs 16 ans. Mais ça le minait. De toute façon, il lui restait peu de demis à boire. Il y a  quelques mois les toubibs lui avait découvert une saloperie. Il se savait condamné et en était presque content. Il regrettait juste de crever seul, avec ses souvenirs et le sourire de ses gosses.

Adrien Chauvin

Adrien Chauvin

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