« Ils sont voleurs, assassins, violeurs. C’est tout ce qu’ils sont. » Éric Zemmour qualifiait ainsi les mineurs non accompagnés (MNA), sur CNEWS en 2021, avant d’être condamné pour provocation à la haine. Dans la salle de réunion de la branche chargée des MNA de la fondation Vincent de Paul, en Moselle, Dalila fulmine encore, deux ans après.

« Le regard sur ces jeunes est complètement biaisé. Quand j’entends ça, j’ai envie de lui dire de venir sur le terrain. Ce n’est pas ce qu’on voit, ici ! » Outre la virulence des propos du polémiste d’extrême droite, c’est aussi son utilisation exclusive du masculin qui interpelle l’éducatrice. Si la grande majorité est certes composée de garçons, les filles mineures et isolées existent elles aussi.

Depuis un peu plus d’un an, trois adolescentes originaires de l’étranger et arrivées seules en France sont hébergées par la fondation. Nicolas Zanello, directeur du département, œuvre depuis l’ouverture du lieu à changer les regards sur les mineurs non accompagnés, au-delà de leur genre. La force du dispositif, selon lui, est de permettre aux jeunes d’être placés en autonomie au cœur de la société, en évitant ainsi le piège de la ghettoïsation.

Quand on se rencontre, ça fait tomber les a priori

« Trop éloignés du monde, ça ne facilite pas leur intégration. Tous concentrés dans un seul lieu, ça entraîne leur stigmatisation. Quand les jeunes sont mieux répartis, ça permet la rencontre avec l’autre. Et quand on se rencontre, ça fait tomber les a priori », expose Nicolas Zanello.

Une chambre à elles

Au dernier étage d’un immeuble d’une petite ville lorraine, le logement financé par le département surplombe un quartier paisible. Au loin, les dernières reliques du passé industriel de la vallée de la Fensch. L’intérieur ressemble à s’y méprendre à une colocation étudiante. Des meubles épars, mais confortables, occupent un salon bien entretenu. Une paire de baskets, un bracelet, un chouchou oublié sur une table renseignent sur l’identité des occupantes. Dans la cuisine, les vapeurs des casseroles sur lesquelles s’affaire Polsina, la maîtresse de maison, donnent au lieu une atmosphère de foyer chaleureux.

« On me demande tout le temps si je n’ai pas peur de travailler avec les MNA », souffle-t-elle. Investie dans son métier, elle explique son rôle. « Je suis comme une tata. Je ne fais pas les choses pour elles, mais avec elles. On va faire les courses ensemble, je leur apprends à regarder les prix au kilo, quels produits d’entretien choisir… Je leur donne de l’amour à ma façon », décrit la Mosellane, toute empreinte de bienveillance. Aujourd’hui, cet amour se retrouve dans le généreux plat de pâtes qu’elle prépare.

La fenêtre ouverte laisse passer le soleil, les portes des trois chambres, elles, restent closes. Une intimité gagnée au péril de leurs vies que les trois jeunes locataires protègent. Mariama* a fui la Sierra Léone, mais ne s’épanche pas sur les raisons de son départ. La barrière de la langue, un peu. La méfiance, peut-être. Dorina*, elle, est originaire d’Albanie. L’arrêt forcé des études, la perspective du mariage et de la soumission au patriarcat, trop peu pour elle. Son départ s’est imposé comme seule échappatoire à une vie choisie par les autres.

La dernière arrivée, Carole*, a traversé l’Afrique du Nord, la Méditerranée et l’Italie pour fuir son pays natal, le Cameroun. Ce qu’elles ont en commun, un choix qui n’en est pas un : l’exil.

De filles à femmes, trop vite, trop tôt

« Quand je leur rends visite dans l’appartement, j’ai l’impression de voir de vraies petites femmes », sourit Julie, l’éducatrice référente. « Celles qui arrivent sont souvent assez autonomes. Elles ont déjà dû gérer des choses à la maison, dans leur pays. » Affectée depuis 5 ans au service MNA, la jeune femme s’est vite attachée à ces adolescentes. « Elles sont d’une détermination à toute épreuve. Elles veulent avancer coûte que coûte. La preuve, elles sont nombreuses à maîtriser le français à peine quelques mois après leur arrivée ».

Julie les aide à composer avec les rendez-vous administratifs, les obligations scolaires, l’argent de poche, mais c’est surtout son humanité qu’elle leur offre. « Elles ont besoin de se confier, de parler de leurs traumatismes. C’est plus simple pour elles d’en parler à une femme. » Si elle sait que le public masculin subit lui aussi son lot d’épreuves, Julie reconnaît malgré tout une triste spécificité chez ses protégées. « Ce qui est différent chez les filles, c’est qu’il y a beaucoup plus d’histoires de mutilations sexuelles et de viols, même s’il y en a aussi chez les garçons ».

Yaoundé – Metz via Lampedusa

Hier encore, Carole dansait au concert de Black M, et aujourd’hui, les mots ruissellent d’elle à flots ininterrompus, comme si son histoire était déjà trop grande pour une jeune fille de son âge. Elle raconte tout, ou presque, en aidant Polsina à préparer le repas. La fuite du Cameroun vers le Nigeria à 14 ans, pour échapper à sa tante qui la croit possédée et cesse alors de la nourrir. La menace de finir chez une « soigneuse » signe son départ. « Elle t’enferme dans un endroit clos pendant plusieurs mois et prétend guérir ce qu’ils appellent les enfants têtus », décrit la jeune Camerounaise. « Certains se font attacher, enfermer dans des greniers, d’autres se font fouetter ou sont agenouillés des journées entières ».

Une fois au Nigeria, la patronne du restaurant qui l’emploie tente de la forcer à la prostitution, puis la met dehors face à son refus. Carole connaît alors la rue, puis traverse le désert pour atteindre l’Algérie, et enfin la Tunisie. « J’y ai travaillé quelque temps. Je vivais dans un appartement avec 26 autres personnes. Jusqu’à cette année, lorsqu’il y a eu des manifestations anti-migrants. Là-bas, ils pourchassaient les Noirs », rapporte Carole. « Quand ils ont attaqué notre immeuble, c’était trop pour moi. J’ai décidé de partir. Je suis arrivée dans un village et un homme m’a aidée à prendre un bateau pour l’Italie ».

Tu te dis que c’est peut-être mieux de mourir en mer que de continuer à se faire maltraiter par la police tunisienne

Seule face à l’immensité de la mer, elle se raccroche à sa foi. « J’ai beaucoup prié avant de monter sur le bateau. Tu te dis que c’est peut-être mieux de mourir en mer que de continuer à se faire maltraiter par la police tunisienne. » Elle raconte comment celle-ci les arrête, confisque les moteurs des bateaux pour les leur revendre plus tard, bien plus cher. « Ils ne veulent pas qu’on reste, mais ils ne veulent pas qu’on parte non plus », pense-t-elle.

Les images encore récentes du traumatisme de la traversée se projettent dans ses mots. « On a passé quatre jours sur l’eau. Tu ne manges pas, tu ne bouges pas, pas même pour uriner. Quand on s’est retrouvés en panne de carburant, le troisième jour, j’ai perdu espoir. » Un pêcheur les croise alors, et prévient la Croix Rouge qui les sauve in extremis et les débarque à Lampedusa. « On a été pris en charge dans un bâtiment vide. Il faisait très froid, on dormait à même le sol. Il n’y avait pas assez de vêtements pour tout le monde, pas de soins médicaux non plus. » S’ensuit l’évacuation vers l’Italie, et la perspective de la France.

Lire aussi. Des centaines d’exilées risquent leur vie pour rejoindre la France depuis le Piémont en Italie

Les tentatives de passage de la frontière sont par deux fois infructueuses. La police française l’arrête et la reconduit en Italie, malgré la loi censée protéger les mineurs de toute expulsion du territoire. La troisième fois, par chance, son wagon n’est pas contrôlé. Elle se retrouve à Nice, d’où elle rejoint Marseille, puis Paris, et enfin Metz. Carole se rend dans une association qui, à cause de sa minorité, ne peut pas la prendre en charge. Elle se retrouve alors au Centre Départemental pour l’Enfance, où elle est enfin soignée de ses blessures physiques et psychologiques.

Les réseaux de traites d’êtres humains à l’affût

Selon un rapport de la mission MNA, dirigée par la Direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse , les services de l’État ont accueilli 1 012 filles en 2022, soit 6,8 % à peine des mineurs arrivés seuls sur le territoire l’année dernière. Un chiffre en constante augmentation, mais dérisoire comparé au 13 770 garçons.

Les chiffres de la PJJ concernent uniquement les profils pris en charge par les services sociaux. Le nombre d’enfants victimes des réseaux de traite humaine sur le territoire français reste impossible à quantifier, car invisible.

Carole, elle, fait partie des rescapées. Elle peut désormais se projeter, si toutefois les démarches ne viennent pas entraver son épanouissement, une fois majeure. Obtenir un titre de séjour n’est pas garanti pour les MNA une fois adultes. En ce qui la concerne, Carole se verrait bien aide-soignante, puis infirmière. Pour aider, comme elle a pu être aidée. « Je ne pensais pas arriver au bout. Pour moi, être ici, c’est comme un miracle. Je suis une femme forte. »

Ramdan Bezine

*les prénoms ont été changés

Articles liés