« On est là pour vous aider, comme on l’a nous-mêmes été quand on était à votre place », explique Arif Emre face à une vingtaine d’élèves dans une classe du lycée Jean-Jacques Rousseau, à Sarcelles. Ici, la devise, c’est « rendre la pareille ». Avec cinq autres étudiants ou jeunes diplômés originaires de la ville, ils sont retournés dans leur ancien lycée pour parler de leurs études et donner des conseils aux lycéens qui souhaitent intégrer Sciences Po.

Trois jours avant, le 10 décembre, cette équipe de choc et d’autres Sarcellois se sont mobilisés pour organiser un salon de l’orientation « Made in Sarcelles », dans le cadre de la Journée mondiale de l’égalité des chances. L’objectif ? Apporter sur un plateau d’argent un vaste réseau aux jeunes de la ville. Plus de vingt étudiants et jeunes actifs ont été conviés ce jour-là : médecine, droit, commerce… Leurs parcours sont divers et variés, mais tous ont pour point commun d’être originaires de Sarcelles.

Si on en est là, c’est grâce à plein de gens qui ont donné de leur temps pour nous

L’occasion, pour Arif Emre et son amie Zinat Nguyen, d’annoncer la création de leur association. Nommée « Sarcelles Inspire », elle vise à favoriser la réussite scolaire et professionnelle des jeunes de la ville du Val-d’Oise. « On n’est pas du tout dans le délire « on se fait tout seul », bien au contraire, assure-t-il. Si on en est là, c’est grâce à plein de gens qui ont donné de leur temps pour nous. Aujourd’hui, c’est à notre tour de faire ce travail de transmission et de partage ». Le jeune étudiant de 21 ans est parfaitement conscient du rôle clef qu’ont eu ses « aînés » dans sa construction. Des anciens dont il a hérité « de belles valeurs » et à qui il n’a de cesse d’exprimer sa « reconnaissance ».

Un enfant du monde associatif

Remontons dans le temps. C’est à Creil qu’Arif Emre voit le jour, mais c’est à Sarcelles qu’il fait ses premiers pas. Deux semaines après sa naissance, la famille Atas déménage dans le 95 pour s’y installer, au quartier Charcot plus précisément. Les parents d’Arif Emre, originaires de Turquie, sont très investis dans la vie locale. Enfant, il les voit donner des cours de français aux autres immigrés turcs, ou encore organiser des activités pour les jeunes afin d’éviter qu’ils ne traînent dehors.

« J’ai baigné dans le milieu associatif depuis tout petit grâce à mes parents. Et dans l’éducation religieuse qu’on m’a donnée, les valeurs comme l’entraide, la solidarité, le partage, et plus largement le fait de se rendre utile pour aider les autres, c’était hyper important », se souvient-il.

Ma foi est intrinsèquement liée à mes engagements

« Aujourd’hui, j’essaye tout simplement d’appliquer ces valeurs au quotidien : en fait, ma foi est intrinsèquement liée à mes engagements », décrit-il. Pendant son enfance, lorsqu’il n’est pas à l’école, il passe la plupart de son temps à la madrassa, où ses parents l’ont inscrit dès ses six ans « pour apprendre les bases de la religion ». Mais au-delà d’être une simple école coranique, la madrassa est aussi un lieu de vie, où sont régulièrement organisées toutes sortes d’activités pour les jeunes musulmans sarcellois.

« On a pu vivre plein de belles choses grâce aux bénévoles de la madrassa, qui avaient un travail, une famille, mais nous ont quand même consacré une grande partie de leur temps ». Et parmi ces bénévoles, il y en a un qui a eu « une importance cruciale » : Ali.

« Devoir de réussite »

L’adolescence. Période charnière dans une vie. Ce fameux Ali, « un responsable de la madrassa, mais aussi un grand du quartier », a senti qu’Arif Emre et ses potes, influençables, commençaient à décrocher à l’école. « Un jour, en début de 4ᵉ, il nous a mis un gros coup de pression. Puis, pour nous motiver à charbonner à l’école, il nous a lancé un défi : si on réussissait à avoir les Félicitations jusqu’à la fin du collège, il nous offrait une Omra (un petit pèlerinage à La Mecque, ndlr) ». Objectif atteint pour Arif Emre et quelques-uns de ses potes, qu’Ali emmène, comme promis, en Omra en 2018.

S’enclenche alors une dynamique positive. À partir de la 1ʳᵉ, il se met même à rêver de Sciences Po après qu’une ancienne de son lycée, Jenna, soit intervenue dans sa classe. « Je me suis grave identifié et même projeté en elle », raconte celui qui a ensuite suivi les traces de son « premier exemple de réussite » en intégrant cette grande école parisienne. Ce qui n’a pas été de tout repos, ses années lycées ayant aussi été marquées par l’apprentissage de l’intégralité du Coran, tous les jours à la madrassa, de 19h à 21h.

« C’était un rythme de malade, mais j’avais trop la dalle, résume-t-il. Mes grands-frères n’ont pas pu pousser leurs études parce qu’ils ont dû travailler avec mon père, qui tenait la boulangerie du quartier. Et encore aujourd’hui, je les entends dire « sans la boulangerie, on aurait pu faire ci, on aurait pu faire ça ». Dieu merci, financièrement ça va mieux pour ma famille et je peux me concentrer sur mes études, donc j’estime avoir un devoir de réussite. Cette frustration de mes frères, moi, c’est ma source de motivation. »

Dans les grands lycées parisiens, ils vont bien au-delà du programme scolaire alors qu’à Sarcelles, on ne finit même pas le programme de base

À Sciences Po, le Sarcellois se rend compte du fossé qui le sépare de ses camarades. Il n’a pas les mêmes références culturelles, pas les mêmes codes sociaux et encore moins les mêmes moyens financiers. L’adaptation à sa nouvelle vie est « très difficile » et il prend alors « vraiment conscience » des inégalités scolaires et du grand-écart qu’il y a entre Paris et sa banlieue. « Dans les grands lycées parisiens, ils vont bien au-delà du programme scolaire alors qu’à Sarcelles, on ne finit même pas le programme de base, regrette-t-il. Sans oublier le manque de moyens, les profs non remplacés et plein d’autres choses encore. »

Après avoir reçu, il faut transmettre

Aujourd’hui, l’étudiant s’investit corps et âme pour l’égalité des chances au sein de plusieurs associations, dans lesquelles il occupe des postes à responsabilité. L’aventure a commencé dès son entrée dans l’enseignement supérieur, avec Ambition Campus et Graine d’Orateur, deux associations dont il a lui-même bénéficié des actions en Terminale.

La première accompagne des lycéens de REP/REP+ à préparer leur entrée dans l’enseignement supérieur, via, entre autres, l’organisation d’ateliers d’orientation ou de sorties culturelles. La seconde forme quant à elle des jeunes de milieux défavorisés à la rhétorique et à l’art oratoire.

Il intègre ensuite l’équipe de l’association Camplus, d’abord en tant que stagiaire puis en tant que bénévole. Fondée par deux autres Sarcellois, les frères Dylan et Dario Mavoungou, Camplus organise toutes sortes de séjours éducatifs gratuits pour des jeunes scolarisés en REP/REP+. Puis, en 2021, il rejoint les Different Leaders, un collectif de jeunes engagés qui organise des événements pour promouvoir l’égalité des chances.

Je suis convaincu que c’est par l’éducation qu’on pourra régler tous les problèmes de la société

« J’ai tellement reçu que, aujourd’hui, je me sens dans l’obligation de rendre la pareille. Je sais à quel point quand on est jeune, les échanges avec des personnes en qui on peut s’identifier peuvent changer des vies, se souvient-il. À leur âge, ils sont encore en pleine construction de leur personnalité, donc c’est là qu’il faut agir, discuter, sensibiliser et le tout dans une bonne ambiance. Je suis convaincu que c’est par l’éducation qu’on pourra régler tous les problèmes de la société. Comme disait Mandela, c’est l’arme la plus puissante pour changer le monde. »

Aujourd’hui, il consacre la plupart de son temps libre à ses engagements associatifs. Exactement comme toutes les personnes qui ont joué un rôle dans sa construction : d’Ali à Jenna, en passant évidemment par ses parents, mais aussi les bénévoles de la madrassa, d’Ambition Campus ou encore de Graine d’Orateur. L’équilibre est difficile à trouver entre les assos, les études, la vie sociale et surtout le sommeil, mais il est catégorique : « Je fais des sacrifices, mais ça en vaut largement la peine quand je vois à quel point ces expériences me font grandir ».

Ayoub Simour

Photos ©RamdanBezine

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