9 février. 20h30. Hôtel de Ville de Paris. Plusieurs centaines de personnes sont venues assister à la cérémonie « Talents 2024 » qui récompense des projets innovants portés par de jeunes Franciliens. La tension est à son paroxysme. Stéphane Troussel, président du département de la Seine-Saint-Denis, est sur le point d’annoncer le grand gagnant du dispositif.

Ou plutôt la grande gagnante, puisque sous les hurlements de joie et les applaudissements du public, c’est finalement Aché qui remporte le premier prix, d’une valeur de 15 000 euros. Une « reconnaissance exceptionnelle » et même un « honneur » pour la Sevranaise de 24 ans. Avec son association Our Summit, elle contribue à la « démocratisation des sports outdoor en banlieue », comme la randonnée, le trek, l’alpinisme ou encore l’escalade.

Une passion pour les sports dits d’extérieur qu’elle a elle-même découverte « trop tardivement ». En février 2022, alors qu’elle est sur la fin de son master de management et commerce international, une amie lui parle d’un projet associatif. Le principe est simple : former une team de huit jeunes femmes originaires de Seine-Saint-Denis pour gravir le Kilimandjaro, la plus haute montagne du continent africain (5 895 mètres). Après quatre mois de préparation physique, ces Séquano-Dionysiennes réussissent l’exploit d’atteindre le sommet de l’Afrique.

Ce n’est pas parce qu’on vient de tel milieu ou qu’on est de telle origine qu’on doit s’imposer des barrières

Une expérience qui l’a rendue amoureuse de l’outdoor. « C’est comme si j’avais découvert un nouveau monde, qu’on m’avait caché, s’amuse Aché. On a trop tendance à se dire que ce ne sont pas des sports pour nous, comme si on devait se limiter qu’au foot et au basket. »  Le foot, qui, précisons-le, reste tout de même son premier amour.

Briser le plafond de verre

« Ce n’est pas parce qu’on vient de tel milieu ou qu’on est de telle origine qu’on doit s’imposer des barrières », plaide Aché, qui insiste sur les bénéfices pour la santé physique et mentale.

Le sport a toujours occupé une place centrale dans la vie d’Aché. Née au Tchad en 1999, elle est arrivée en France à trois ans avec sa famille, qui s’est d’abord installée à Paris avant de déménager à Sevran. Dans cette ville, comme ailleurs en banlieue parisienne, un sport règne en maître : le football. « Quand j’étais petite, je traînais tout le temps avec mes frères, qui aimaient beaucoup le foot et forcément, je jouais avec eux. » À l’adolescence, elle passe le cap et s’inscrit en club, d’abord dans celui du collège, avant de rejoindre celui de Tremblay, puis de Sevran et enfin de Drancy.

« À cette époque, le football, c’était toute ma vie », affirme-t-elle. Une passion pour le ballon rond que sa mère avait en revanche beaucoup de mal à comprendre. « Elle était inquiète pour moi parce qu’il fallait que je rentre en transports le soir, explique Aché. Et puis c’était, selon elle, un truc de garçons. Mais je forçais en lui répétant que le sport était pour moi un moment d’évasion, pendant lequel je ne pensais à rien d’autre. Et encore aujourd’hui, c’est trop important pour mon bien-être. » Après six ans de foot en club, elle a néanmoins été contrainte d’arrêter à cause d’un problème administratif qui l’a empêchée de renouveler sa licence.

Si une femme veut jouer au football à haut niveau tout en étant voilée, personne ne doit pouvoir entraver ses droits

Mais l’histoire avec le foot ne s’est pas arrêtée là. En 2018, elle reçoit un mail de la Fédération Française de Football à propos d’une formation pour devenir arbitre. Fidèle à sa ligne de conduite, qui est de « se fixer aucune limite » et de « s’en foutre du regard des autres », Aché saute sur l’occasion puis se met à arbitrer des matchs d’équipes masculines U19 en région parisienne. « J’ai arrêté au bout d’un an à cause de certains coachs et certains joueurs qui tenaient des propos déplacés, parfois même insultants, parce que j’étais une femme. » Pas de regrets, elle a au moins tenté l’expérience.

Même après avoir raccroché les crampons, la Sevranaise est restée très proche des terrains de football. En 2020, elle coache la section féminine d’Aulnay-sous-Bois, encourageant par la même occasion les joueuses, âgées de 15 à 18 ans, à croire en elles et à prendre confiance. À la même période, sensible à la campagne du collectif Les Hijabeuses, elle est devenue une de leur photographe. « J’avais déjà arrêté le foot quand je me suis voilée en 2020, mais je voulais quand même soutenir ce collectif. Si une femme veut jouer au football à haut niveau tout en étant voilée, personne ne doit pouvoir entraver ses droits. Ce n’est pas parce qu’on porte le voile qu’on doit nous imposer des barrières, ni nous-mêmes, ni les autres. »

L’ascension du « Kili », un voyage qui a changé sa vie

C’est justement cette mentalité qui l’a amenée à découvrir l’univers de l’outdoor. Lorsque son amie lui parle d’un projet associatif pour « aller faire du sport en Tanzanie », sans même en connaître les tenants et les aboutissants, Aché se dit partante. « C’était l’occasion de découvrir un nouveau sport et des paysages magnifiques. Mais il y avait aussi un côté symbolique parce que je n’étais plus retournée en Afrique depuis que j’avais quitté le Tchad. Alors la première fois que j’ai vu le Kilimandjaro de mes yeux, j’ai pleuré », s’émeut Aché en évoquant ce voyage qui « a changé (sa) vie ».

Les huit jours d’ascension ont été particulièrement éprouvants. La cordée féminine, pourtant rudement entraînée, a été au bord du craquage à de nombreuses reprises à cause de la faim et de la fatigue. Mais c’est le fait de s’être surpassées physiquement qui rend cette aventure « inoubliable ». « Une expédition comme celle-là, mentalement, c’est hyper difficile, mais ça fait un bien fou parce que c’est un long moment d’introspection pendant lequel tu es déconnecté du monde. C’étaient des moments hyper précieux pour une croyante comme moi, durant lesquels je méditais et contemplais la beauté de la nature ».

En voyant tout ce que cette expérience en pleine nature m’a apportée, je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester dans le déni en banlieue

Une fois de retour dans le 9-3, Aché, en parallèle de son travail à Nike, se sent investie d’une mission : « En voyant tout ce que cette expérience en pleine nature m’a apportée, je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester dans le déni en banlieue à se contenter que du football. » La première étape ? Organiser une exposition sur les sports outdoor, six mois après l’ascension.

Des jeunes originaires de toute l’Île-de-France ont pu admirer les photos prises par Aché au Kilimandjaro, exposées à l’espace Voltaire (11ᵉ arrondissement). « Les gens étaient intrigués et m’écoutaient raconter l’expédition avec des étoiles dans les yeux. C’est là que m’est venue l’idée de créer ma propre association d’initiation aux sports outdoor. » Et c’est ainsi qu’Our Summit a vu le jour, officiellement créée le 17 février 2023.

« Semer des graines »

S’il n’y avait que deux participants à la première randonnée de l’association, cette dernière compte aujourd’hui près de 3 800 abonnés sur Insta. Chaque dimanche, une trentaine de Franciliens se retrouvent pour explorer les différentes forêts de la région, loin des bâtiments et des embouteillages. Et le tout, dans la rigolade.

« Ce que je veux, c’est semer des graines chez les banlieusards : on est entourés de forêts, mais ça ne nous a jamais intéressé, déplore Aché. En tant que croyante, ça me tient vraiment à cœur de faire prendre conscience de la beauté de la nature. L’idée serait ensuite d’organiser des treks hors d’Île-de-France puis à l’étranger. Mais on tient à ce que tout ce qu’on propose reste gratuit et accessible à tous ».

Il faut ouvrir le champ des possibles, on a toutes et tous le droit de faire de grandes choses

Car l’outdoor peut paradoxalement être très onéreux. Une difficulté à laquelle Aché fait face de plein fouet dans le cadre du « défi des sept sommets » qu’elle s’est fixée, qui consiste à gravir la plus haute montagne des sept continents. Hormis les frais de déplacement, d’hébergement, de nourriture, ou encore d’équipement, il faut aussi s’acquitter de frais exorbitants pour chaque ascension – plusieurs dizaines de milliers d’euros pour l’Everest par exemple. « Si ça tenait qu’à moi, j’aurais commencé demain », s’amuse celle qui a également gravi le Toubkal, plus haut sommet d’Afrique du Nord (4 167 mètres), en juillet 2023.

Malgré tout, pas question de se décourager. C’est le projet d’une vie et « ça prendra le temps qu’il faudra », assure-t-elle. « Au début, quand j’en parlais, on se moquait de moi. Mais encore une fois, je ne veux pas me limiter à ce qu’on nous impose. Aujourd’hui, quand mes petits neveux me demandent de les emmener à la montagne parce qu’ils ont kiffé mes photos du « Kili » ou du Toubkal, ça me rend trop heureuse. Il faut ouvrir le champ des possibles, on a toutes et tous le droit de faire de grandes choses. »

Ayoub Simour

Photo ©DiakoumbaDiaby

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