Les blogueurs racontent, à leur façon, leur -Né quelque part-, la semaine de la sortie du film de Mohamed Hamidi. Dans les salles depuis hier.

Je suis née quelque part, près d’une manufacture. Ni dans le Nord des corons, ni dans le Sud du Front. Au Centre. Atterrissage dans le Loir-et-Cher. Romorantin-Lanthenay. Là, où Claude de France, épouse d’un certain Francois Ier, a laissé sa trace donnant son nom à ce qui allait devenir quelques années plus tard mon lycée. Mais l’histoire avec un grand H, ça vient après, quand la sueur a coulé, que le père a trimé et que les ventres sont remplis. Papa, justement, rejoint la Sologne. Le pur hasard, ça n’existe que dans les contes de fées. Je ne vous ferai pas croire qu’on arrive coincé entre le Berry et l’Orléanais par pure coïncidence. Son frère était déjà là, venu nourrir la production automobile florissante des années soixante-dix. Rien de bien original.

Avant lui, ils étaient déjà des milliers. Alors mon père s’est dit que pour offrir à sa future famille une chance de s’en sortir, il fallait faire la même chose. Quitter le Maroc, comme son grand frère et élire domicile en Sologne. En réalité, il n’a rien « élu », rien choisi. Marche ou crève. Romorantin-Lanthenay, Romo pour les intimes, c’est cette ville aujourd’hui envahie par le Parisien en manque d’oxygène. L’A71 à fond la caisse dans sa Mini a l’assaut de belles maisons pour trois francs six sous lorsqu’on a un budget de capitale.

Mais à l’époque, on y vient surtout pour son usine automobile, nourricière de milliers de familles solognotes. A l’époque aussi, lorsque tu disais que tu travaillais pour Matra, les gens te félicitaient. C’était la bonne place, les cadeaux du CE, les chèques-vacances, les chèques-rentrée, les chèques tout court, les Renault Espace à prix réduit, le crédit immobilier assuré. Trente ans de bons et loyaux services pour le patriarche. Une médaille du mérite au travail, des années d’engagement à la CGT aussi. Mais aussi papa en 3X8, lever quatre heures du matin, une fois toutes les trois semaines. Sans jamais broncher, rarement malade. Les fausses excuses c’est pour les faibles. Et tu ne fais pas 2 500 kilomètres pour venir travailler pour ensuite afficher la moindre fébrilité. L’ouvrier qu’il était pendant des années est devenu à la fin le balayeur de l’usine. La faute à un foutu accident du travail.

Immigré aimant les lettres, dévorant la presse, qui, jeune, rêvait de faire du droit, et qui n’a, en réalité, jamais assumé son statut d’ouvrier. 2003. Plan social, fermeture d’usine. Le début de la crise du secteur, qu’aujourd’hui, nous vivons de plein fouet. En fait, nous étions précurseurs… Cette usine, celle de mon père, ce sera, à 16 ans, ma vraie première expérience professionnelle. La chance des héritiers vous direz… Je me souviendrai toute ma vie de ces deux mois d’été passés dans le même atelier que mon père, à prendre conscience de ce que le travail à l’usine voulait dire, à comprendre enfin cet espace-temps qui était le sien entre le moment où il quittait la maison et l’heure où il rentrait.

Avant cela, cette parenthèse était un mystère. Papa ne parlait jamais travail à la maison. Raconter quoi ? Les boulons vissés et les jantes montées ? Sa réalité devenait soudainement concrète, douloureuse, violente, injuste aussi. Car ce n’était pas le travail à l’usine viril que l’on pouvait s’imaginer depuis son fauteuil confortable, le travail au bureau qu’on préférait croire de son père comme pour mieux ressembler aux autres enfants, mais celui d’un ouvrier en fin de parcours, qui avait vieilli et qui finissait sa vie professionnelle dans les recoins d’un atelier délaissé.

Le travail. Plus grande vertu que nous ont léguée nos parents. Tous les étés, les vacances, l’argent pour payer les études, c’était le travail qui nous l’amenait. Je les ai quasiment tous faits : plongeuse, serveuse, femme de ménage, téléconseillère, fille au pair, bibliothécaire, vendeuse, commis, agent en consulat, en préfecture, enseignante, aide à domicile, opératrice de commandes, caissière, assistante d’éducation. Et puis, un jour, la révolte, l’injustice, t’amènent à frapper à la porte de l’édile. « Monsieur le Maire. Je ne comprends pas pourquoi mes camarades sont recrutés pour les jobs d’été de la mairie et nous dans la famille, tous les ans nous ne recevons que des lettres de refus ? »

L’essai n’aura jamais été transformé. Ne reste que la fierté. Celle d’avoir tout décroché à force d’abnégation, d’obstination aussi et de travail. A 16 ans, l’usine de mon père, c’était ma première expérience professionnelle. Cette usine qui en 2003 fermait définitivement. Aujourd’hui, dix ans plus tard, pour mon premier vrai travail en tant que journaliste, voilà que je couvre les plans sociaux et les fermetures d’usines. Il parait qu’on ne peut bien raconter que ce que l’on a vécu. Je prie pour être a la hauteur de l’ouvrier intellectuel qu’était mon père.

Nassira El Moaddem

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