« Je peux témoigner que l’apprentissage, ça marche », a affirmé ce matin l’invité de la nouvelle matinale de France Inter, le président-directeur général de Veolia, Antoine Frérot. « L’apprentissage, ça marche »… On croirait entendre un de ces slogans publicitaires entêtants un peu bêta, à la « Seb, c’est bien » ou « Dior, J’adore ». À ceci près que l’apprentissage n’est ni un mixer ni un joli flacon : c’est une formation professionnelle, « qui a mauvaise presse », a souligné l’intéressé. Et tellement mauvaise que Monsieur Frérot n’y verrait même pas ses fils : « le problème ne s’est pas posé, étant brillants à l’école », nous dit-il. Drôle de « témoignage » pour qui voulait vanter les mérites d’une filière déjà mal-aimée.

Quand j’étais petite, on m’a toujours dit qu’il fallait « faire des études » le plus longtemps possible, faire un bac général puis aller à l’université et « profiter ». Profiter au maximum de cette période sacrée que viendrait bientôt rompre l’entrée dans la vie active. Par chance, ma situation familiale me le permettait, alors étudiante en fac d’histoire et de géographie, je squattais la bibliothèque sans trop savoir ce que j’allais un jour pouvoir faire de ces livres aussi poussiéreux que passionnants.

Un jour, l’appel du large se fit sentir assez fort. Stop, taisez-vous les bouquins, les chercheurs, les références. J’avais envie de bosser, de produire. Et pas pour des notes, pas pour des appréciations. J’ai foncé au Bondy Blog qui m’a fait écrire sur ce que je voulais tant que ça parlait des sans-voix, de ceux qui n’étaient pas (encore) référencés dans les bibliothèques universitaires mais qui avaient néanmoins pas mal de choses à dire. Les premiers stages sont arrivés, puis, ayant été reçue au CELSA par une voie interne à la Sorbonne, j’ai entendu parler des formations en alternance – aussi appelées contrat d’apprentissage.

« L’apprentissage est une voie d’insertion idéale pour les gens qui sortent sans qualification, pour qui l’école est mal faite », nous expliquait ce matin Antoine Frérot, ajoutant ensuite que la filière était avant tout dédiée aux « jeunes qui ont besoin de concret ». En une dizaine de mots à peine, ce monsieur venait confirmer en bloc cette vision bourgeoise très française qui consiste à dévaloriser tout ce qui est « concret », comme l’appelle le Président de Veolia. Ainsi, seule l’activité intellectuelle vaudrait : il faudrait se nourrir de livres et payer sa carte Navigo avec des idées. Pour le reste, bon courage.

Mais qu’est-ce-que le « concret », au juste, monsieur Frérot ? Votre fils qui veut être médecin, n’est-il pas en passe de s’engager dans la voie la plus concrète qui soit ? Et sans le savoir, n’a-t-il pas suivi, dans un sens, une formation en apprentissage ? En médecine, dès la deuxième année, on est en situation, on observe et soigne des patients, non ? En fait, lorsque l’intervenant de ce matin dénonce la mauvaise réputation des cursus dits professionnels, il a mille fois raison. Mais en la dénonçant telle qu’il l’a fait, il défigure un peu plus cette voie dans laquelle beaucoup n’osent pas s’engager, de peur d’être jugés, déclassés, mal vus par la société.

Les critères de la dite réussite sociale sont stricts… Mais tant pis. L’an dernier, je me lançais et troquais la théorie pour la pratique en commençant un apprentissage en tant que journaliste. À ma plus grande surprise, j’ai atterri au service culture du magazine La Vie – anciennement La Vie Catholique – un hebdomadaire du groupe Le Monde que je connaissais à peine. Pendant un an, j’avais un véritable travail où je me rendais chaque matin, des responsabilités au sein d’une équipe, et un salaire. Si j’écrivais quelques articles à droite à gauche avant cette expérience, cette année m’a appris comme jamais. Car Ô comme c’était concret ! Réunions, papiers à rendre, et à l’heure, régularité d’écriture, parler en public, défendre mes sujets, mes idées, m’adapter à des lecteurs à qui je n’avais pas l’habitude de m’adresser (quinqua, sexagénaires catholiques), découvrir le droit du travail et la vie en entreprise, apprendre à dire « oh, je suis crevée ! » comme le font les grands en rentrant du boulot… À l’issue de cette expérience, la confirmation ultime tomba, le fameux sésame : ma première carte de presse. Frissons, émotions. Aujourd’hui mon contrat touche à sa fin, et je m’en vais voguer vers de nouvelles aventures d’écriture. Les études, les bibliothèques, les nobles activités intellectuelles qui ne seraient pas concrètes, je ne les ai pas abandonnées puisque mon contrat en alternance va de pair avec la rédaction d’un mémoire. Et puis, travailler, ça ne veut pas dire arrêter de s’instruire. Il n’y a pas que l’école, qui instruit. Il y a aussi la vie.

Avec ce métier, c’est d’habitude à moi de porter à l’écrit les témoignages des autres. Mais, aujourd’hui, je me permets tout de même de défendre, espérant que mon message puisse toucher les hésitants, que oui, « l’apprentissage ça marche ». En revanche, Monsieur Frérot, non, l’apprentissage n’est pas « seulement réservé à ceux qui n’aiment pas l’école ou qui n’ont pas de qualifications ». Au diable cette classification sociale verticale qui impose un sens et un seul, un modèle et un seul. Apprentissons-nous. Affranchissons-nous.

Alice BABIN

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