« Alors, là t’as un super terrain de foot, sans but, un terrain de tennis, sans filet. Et puis là-bas regarde, c’est le gymnase, à moitié brûlé en 2012, il a pas encore été réhabilité. » Ali sourit, il sourit toujours, de son air malin. Parfois, il rigole en imaginant ce que je peux penser de tout ça. Et à la question : tu veux partir ?, il répond que ce n’est pas possible autrement. «Y a pas moyen, y a rien ici.»
« Ici », c’est Sevran en Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris, juste en face de la gare Sevran-Beaudottes, sur la ligne B du RER, celle qui traverse Paris du nord au sud, ligne des banlieues et des aéroports Orly et Roissy. A bord, on devine facilement qui va où. Ceux qui traînent des valises iront prendre l’avion. Les autres s’arrêteront à Sevran ou ailleurs.
En 1990, François Maspero, éditeur, libraire et écrivain, avait parcouru l’ensemble des 50 kilomètres de voies de la ligne B s’arrêtant dans les 38 gares de la ligne ; un parcours qui donna lieu à un récit bouleversant de simplicité et d’empathie pour les gens rencontrés au cours de son voyage. Son chapitre sur Sevran commence comme ça : « La gare des Beaudottes a une sombre réputation. » Maspero voulait voir à quoi ressemblait une ville nouvelle, « sans histoire », et des « habitants arrivés là sans l’avoir vraiment choisie ». Il aura été servi.
Vingt-cinq ans plus tard, rien n’a vraiment changé, les gens s’y installent sans vraiment l’avoir voulu et veulent en partir. Au centre Marcel-Paul, la maison de quartier des Beaudottes, Ali raconte comment sa conseillère d’orientation de troisième lui administra un bac pro quand il visait un bac général et rêvait de faire médecine. « Ils ne veulent pas seulement faire du rap ou du foot les jeunes .» La conseillère avait dit : « Pas capable, trop compliqué, perte de temps. » Il se résignera pour finalement tout laisser tomber à 18 ans. Aujourd’hui, il a 22 ans. L’amertume paraît fraîche d’hier, mais il sourit : « Et ouais, ici l’ascenseur social est bien en panne. »
Un an passe à voir le temps défiler en bas de la cité, « à galérer », lorsque son entraîneur de foot a besoin de lui à l’association Arc-en-ciel. Direction le Musée Grévin, à Paris, avec une bande de jeunes pas bien rangés deux par deux. Ali devient animateur. Danse, bowling, sorties, aide aux devoirs, week-end à la mer quand le budget d’Arc-en-ciel le permet ; trois ans maintenant qu’Ali anime, ranime, et que l’admiration se lit dans les yeux de ses jeunes. «Ils doivent savoir que la galère n’est pas une condition. Que c’est possible d’en sortir.»
Double force, double face
L’Avenue de Lattre de Tassigny découpe la ville en deux : Livry d’un côté, les Beaudottes de l’autre. Chacun sa gare RER, chacun son environnement. Espace vert d’une part, béton de l’autre, pavillon et tour, baguette tradition et « maïs chaud ». Il y a, à Sevran, une double force, une double face, que Maspero avait déjà sentie. Il se demande ainsi : « Est-ce une ville de pionniers ou une zone de transit ? » autrement dit, reste-t-on à Sevran ou n’est-elle qu’une ville de passage ?IMG_8797
Sevran, plus connue des médias pour ses morts que pour ses vies, pour ses faits divers plus ou moins sanglants, aux allures de jeux vidéo. Sevran la ville-dortoir, agrandie à la hâte dans les années 60, et qui reflète assez bien la ville de banlieue vue par Jamel dans son sketch 100% Debbouze : « Ils nous ont fait croire que c’était des cités de transit, qu’on allait y rester que quinze jours. Si on avait su qu’on y resterait trente ans, on aurait creusé des tunnels pour s’évader ! »
On a la Poudrerie
Y rester trente ans ? Elise a 56 ans, pour elle, ça fait près de quarante ans. En 1979, quand son mari est muté en région parisienne, elle quitte le Nord-Pas-de-Calais, « une région sinistrée », pour Sevran où elle fêtera ses 20 ans. Elle travaille quinze ans à la mairie comme technicienne de surface, « enfin, j’faisais le ménage quoi », et en quinze ans cette mère de quatre enfants devenue célibataire n’aura jamais eu de réponse à sa demande de logement social. Sa vengeance : « Je ne vote plus. »
Elise a les jambes lourdes, se traîne, mais Elise n’en finit pas de sourire, d’un sourire courageux qui traduit son attachement à Sevran : « Faut prendre le bon côté des choses, Sevran c’est plein de verdure, on a le parc forestier de la Poudrerie, le canal, et cette place, c’est la place idéale. » Elle finit par soupirer : « Qu’est-ce que vous voulez ? Parfois on vit, parfois on survit. »
La Place Gaston Bussière, le centre historique de Sevran du côté Livry, devient le cœur social, avec les commerces, les cafés et les bancs pour s’asseoir. Elise vient souvent ici, elle croise du monde, bavarde un peu, dit bonjour. Avec son fleuriste, son PMU, Le Balto, son Casino, son minuscule commissariat aux airs de maison de campagne, l’Otarie gourmande (confiserie historique de Sevran), cette place paraît effectivement idéale.
Ici, on a du mal à comprendre pourquoi les ventes de l’agence immobilière du coin chutent, sans fin. «Sauf aux Trèfles», précise l’agent immobilier. La quarantaine, brune, sevranaise de naissance, elle travaille sur la place et connaît la ville par cœur. Le quartier des Trèfles est un des quartiers pavillonnaires de la ville situé à l’extrême sud, derrière la gare de Livry. Derrière le canal, derrière tout, loin. Une femme qui passe par là raconte qu’elle a troqué Montreuil pour venir s’installer aux Trèfles.
« Écrivez qu’on est heureux »
Elle vit maintenant dans un petit pavillon avec jardin, et assure que « c’est super pour les enfants » et que, « de toute façon, vous les journalistes vous parlez tout le temps des cités, des trucs chocs. Vous avez une vision noire des choses. Écrivez qu’on est heureux, que mes enfants vont dans l’école du coin, qu’elle est super, et qu’à 16h30, ils vont prendre leur goûter au parc de la Poudrerie ». Au fil de la conversation, j’apprends que cette femme est élue socialiste, adjointe au maire. J’aurais dû lui répondre que certes, Sevran a son parc national, le label de «Ville fleurie», mais que loin du prétendu sensationnalisme, le gris l’emportait encore sur le vert.
Sevran
« Y a rien ici, je veux déménager. » Dimanche 6 Septembre, c’est la fête de Sevran. La mairie tweete le rendez-vous : « Venez nombreux au stade Gaston-Bussière », mais Nadia n’ira pas à la fête. Mère de quatre enfants, elle vit «aux Radars», côté Beaudottes. Nadia veut partir, sans savoir où aller, mais elle veut partir. Elle dit avoir peur pour ses enfants à qui elle interdit de sortir sans elle. « Je ne veux pas qu’ils traînent. Ça peut partir trop vite. »
La jeune coiffeuse de l’Hair du temps, le dernier coiffeur mixte du coin, confirme, lasse : « Des commerces ? C’est simple, il n’y en a plus. Il n’y a plus rien. » Il y a toujours le centre commercial Beau Sevran (qui se réduit à vue d’œil), mais les habitants du sud ne vont pas au nord. Et vice versa.
Une inertie qui se lit jusque dans les urnes. Aux dernières élections municipales, 50% des électeurs ne se sont pas déplacés. Le maire de la ville Stéphane Gatignon, élu et réélu depuis 2001, assure vouloir « réparer » une ville « où l’on a construit sans lien avec rien ». Et il faut encore « réparer » – le mot revient sans cesse dans sa bouche – des années de désindustrialisation massive auxquelles Maspero fait allusion. Il raconte la première vague de licenciements, en 1987 chez Westinghouse, la seule entreprise de la ville avec l’usine Kodak. Toutes deux ferment en 1993, laissant des milliers de personnes sur le carreau et installant durablement Sevran dans le top des villes les plus pauvres de France. Aujourd’hui, Sevran vit sur des friches industrielles, et présente un taux de chômage de plus de 18% touchant de plein fouet les jeunes actifs : le tiers des moins de 25 ans sont chômeurs.
Mais si la politique semble aussi peu attirer les électeurs, Sevran avance autrement. En effet, on compte ici plus de 300 associations, preuve que la force vient du bas, et qu’elle n’attend plus rien du haut. Issa est né et a grandi à Sevran. Avec ZikFoot, qui rassemble le foot et le rap depuis sept ans, ce trentenaire sevranais entend « ramener de la vie ». Chaque année, l’association organise une journée entière de concerts et tournois de foot, invitant des têtes d’affiche comme Mac Tyer ou Médine, qui contribuent à faire venir le dehors dedans. « On manque cruellement d’infrastructures pour les jeunes, et il n’y a pas d’entreprise, pas d’horizon. » Issa dit avoir grandi heureux, mais il avoue qu’il ne veut pas que ces enfants grandissent ici. Alors il est parti, « pour fonder une famille, on ne reste pas à Sevran ». C’est dit.
Alice Babin
Article publié dans Liberation.fr le 27 octobre 2015

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