M. Lemoine, M. Dilain, vous êtes comme deux frères de combat. Pouvez-vous nous décrire cette fraternité qui vous lie ? Vous connaissiez-vous avant 2005 ? Xavier Lemoine : J’ai été élu en 2002 maire de Montfermeil. Jusqu’aux émeutes de 2005, ce sont trois ans que nous avons pris pour faire connaissance. Claude Dilain : C’est vrai. XL: En 2005, nous savions l’essentiel de ce qu’il fallait pour notre territoire et nous nous sommes aperçus que les divergences que nous pouvions avoir occupaient un rang secondaire. Les émeutes sont arrivées. Je me souviens d’un soir où tout a basculé. Les gaz lacrymogènes dans la mosquée Bilal de Clichy-sous-Bois, le 30 octobre ? XL: Oui. CD : C’est là que tout a basculé.

XL: Je me souviens du coup de fil d’Abderrahmane Bouhout, le président de la mosquée Bilal. Je saute dans la voiture et le temps que je parte de chez moi jusqu’à la caserne des pompiers, je vois tous les jeunes musulmans du quartier pavillonnaire avec leur portable. Je les entends dire : « C’est la guerre, c’est la guerre, ils ont attaqué une mosquée. »

C’était en soirée ?

XL: C’était en soirée mais il faisait encore jour. Je descends, j’arrive à la caserne de pompiers et Claude me rejoint quasi instantanément, on prend la voiture. On arrive sur les lieux et tout de suite on voit que l’on est passé à autre chose. Ce qui m’a frappé c’est l’ambiance qui régnait dans la mosquée, j’ai eu le sentiment que l’on était dans une autre dimension. La mosquée était pleine de gaz lacrymogène, on peut contester tout ce qu’on veut sur la façon dont les gaz sont entrés, mais il y en avait plein, tout le monde pleurait. J’ai vu des hommes mûrs, avec chez eux une violence dans les paroles. La colère ne venait plus de la même partie de la population, les jeunes, et j’ai senti que là, il se passait effectivement quelque chose.

CD : Je partage l’analyse de Xavier. Pour moi c’est à partir de ce moment-là que les émeutes se sont généralisées à la France entière. Les décès de Bouna et Zyed n’ont enflammé que Clichy et Montfermeil. C’est le fait qu’une mosquée ait été gazée dans des conditions… Je crois savoir ce qui s’est passé…

C’est-à-dire ?

CD : Des grenades lacrymogènes ont été tirées par les CRS. Ce qui est sûr, c’est que deux grenades ont pénétré dans la mosquée. Je ne crois pas qu’elles aient été tirée directement à l’intérieur de la mosquée, elles y ont été poussées, je ne sais pas par qui. C’est surtout l’absence de réaction des pouvoirs publics face à cette agression, enfin ce qui a été vécu comme une agression, qui a plongé la France dans les émeutes. Je crois que Xavier et moi sommes les deux seuls représentants de la République a être venus dans cette mosquée le soir-même pour rappeler les lois fondamentales de la République laïque, c’est-à-dire que lorsque l’on agresse un lieu de culte quel qu’il soit, on agresse la République.

En vous rendant à la mosquée, vous saviez qu’une ou des grenades lacrymogènes y avaient pénétré ?

CD/XL : Ah oui, oui.

XL : On m’appelle sur mon portable : « Xavier, il y a une bombe de gaz lacrymogène qui vient d’exploser (dans la mosquée, ndlr) c’est la panique… »

CD : D’ailleurs Abderrahmane Bouhout a encore la douille dans sa poche.

XL : Je l’ai tenue entre mes mains, on l’a ramenée au chef d’état-major des CRS.

Ressentez-vous alors de l’hostilité contre vous ?

XL : Pas des fidèles à l’intérieur de la mosquée. Par contre, on sentait que ça montait en puissance à côté, puisque le contact avec les forces de l’ordre était à 30 mètres de la mosquée, et là on voit que ça fume, ça dégueule, ça tire dans tous les sens. Et après, une fois que les fidèles sont un peu partis, nous-mêmes nous sommes partis en faisant un petit peu attention.

CD : J’ai été obligé de retourner sur les lieux. J’ai toujours les images dans la tête de jeunes, j’allais dire de gamins, ivres de feu. J’ai souvent utilisé cette expression. On les voyait mettre le feu, lancer des cocktails Molotov ou bien des bouteilles enflammées, je n’y connais pas grand chose là-dedans. M’ont-ils reconnu ou non ? Toujours est-il qu’il ne m’est rien arrivé. J’avoue que c’est le seul moment où j’ai eu un petit peu peur.

Ce soir-là, est-ce que vous avez tous deux réalisé que vous seriez totalement liés face à tout cela ?

XL/CD : On l’était déjà.

XL : Quand on a porté ensemble le dossier de l’ANRU de Jean-Louis Borloo, on avait travaillé ensemble, on s’était fait jeter gentiment en sortant de la préfecture, on avait repris notre dossier tous les deux, enfin les deux villes ensemble. On avait porté le PRU (Projet de rénovation urbaine), le Tram T4 était déjà d’actualité à ce moment

CD : Le commissariat est venu après.

XL : Enfin non, ce qui est venu après c’est la priorisation du commissariat, c’est une revendication portée par les deux villes depuis un moment. Dans la prochaine édition de mon journal municipal, je rappelle la manifestation en 1985 de Montfermeil jusqu’à la préfecture pour obtenir un commissariat suite à la mort d’un employé communal aux Bosquets.

Est-ce qu’au moment des décès de Zyed et Bouna et des gaz lacrymogènes dans la mosquée Bilal, vous aviez une sorte de cabinet de crise ?

CD : On se connaissait déjà, on se rencontrait souvent, et pudiquement Xavier l’a dit, on a eu trois ans pour se frotter un peu et on a appris à travailler ensemble, ça n’a pas été toujours rose…

XL : Ni bleu !

CD : Et puis on a relativement assez facilement délimité une espèce de territoire, je ne parle pas vraiment de territoire géographique, mais plutôt d’un territoire intellectuel et d’action publique sur lequel on pouvait à l’évidence travailler ensemble, sans grand souci. On a aussi appris à s’apprécier mutuellement sur le plan de la relation humaine. Vous parliez de fraternité, je ne sais pas si on peut prononcer le mot mais c’est un peu ça quand même. Cela dit, on n’a pas vécu les évènements de façon soudée, on a vécu ces nuits-là de façon un peu exceptionnelle, on avait chacun nos responsabilités, on devait actionner nos réseaux, etc.

XL : Même s’il y avait des points de jonction. On se retrouvait au PC sécurité, qui était à la caserne des pompiers.

CD : Il y avait des liens entre les collaborateurs des deux mairies

XL : On s’est retrouvé de temps en temps au ministère de l’intérieur.

CD : On est allé à cette fameuse soirée, un jour férié, le 1er novembre peut-être.

XL : Le préfet nous appelle un dimanche soir…

CD : Il nous dit, « le ministre veut voir des jeunes ». Donc on est allé ensemble dans un truc assez surréaliste, on a amené des jeunes, chacun ses jeunes.

Des jeunes à capuches ? C’est ça que voulait le préfet ?

CD : On ne savait pas très bien, le préfet lui-même n’avait pas beaucoup de précisions sur la demande exacte de la place Beauvau. On y est allé, d’ailleurs tous les protagonistes de cette soirée sont devenus extrêmement célèbres puisqu’il y avait Claude Guéant, Michel Gaudin le Directeur générale de la police nationale et Christian Lambert, le patron des CRS. Il y avait là aussi le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy.

XL : Et Rachida Dati

Vous étiez les deux seuls maires présents ?

CD : Oui, nous deux, on devait amenez nos jeunes, mais je ne savais pas ce qu’était un jeune à la limite. Je me disais, je vais y aller moi, je suis un jeune.

Avec combien de jeunes vous êtes-vous rendu chacun à cette réunion ?

CD : Trois, quatre, je ne me rappelle plus bien. Je crois qu’il y avait Samir Mihi (le futur membre d’AC/Le Feu, ndlr). C’est là qu’il a connu Rachida Dati. Paradoxalement, le ministre n’est pas resté longtemps, il a ouvert la réunion et il est parti. Et du coup on a eu un truc assez surréaliste entre des jeunes qui venaient dire des choses un peu dures – ce n’était pas des casseurs quand même, ils étaient du bon côté de la barrière, il y avait les futurs créateurs d’AC-Le Feu – et des hauts fonctionnaires qui découvraient un univers. C’était un choc, assez impressionnant. Une fois que le ministre de l’intérieur est parti, Rachida Dati a été très active. Après la réunion, je me souviens qu’elle a été prendre les coordonnées de tous ces jeunes. C’était une belle soirée aussi et on était ensemble.

Quelle a été la réaction de Christian Lambert (nommé en 2010 préfet de la Seine-Saint-Denis). Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a marqué dans son attitude ?

CD : Non, à mon avis il était présent à la réunion en tant que directeur des CRS, mais je ne me souviens pas qu’il ait beaucoup pris la parole. Les deux qui étaient très actifs, c’étaient Claude Guéant, qui avait été mon premier interlocuteur le lendemain du décès des petits, et Michel Gaudin.

XL : J’ai été à quelques réunions de crise à l’époque, mais pas à toutes, j’avais le numéro de portable de M. Guéant à l’époque, mais voilà.

CD : Je me souviens de ce matin du 31 octobre, quand Nicolas Sarkozy est venu à la préfecture de Bobigny. C’était compliqué, j’ai pété les plombs parce que j’avais l’impression d’être la potiche de gauche de service, donc il y a eu une altercation un peu forte avec Eric Raoult et comme il y avait les oreilles d’un journaliste de Libération qui traînaient, ça a été repris le lendemain. En fait, j’avais cru comprendre qu’on allait à une réunion de travail à la préfecture, c’est comme ça qu’on m’avait présenté les choses, et lorsque j’y suis arrivé j’ai vu une cinquantaine de policiers en grand uniforme dans le salon d’honneur. On m’a mis au premier rang. En fait de réunion, c’était une allocution du ministre de l’intérieur. Dans le bureau du préfet, j’ai eu une petite réunion avec Nicolas Sarkozy, on s’est dit des choses. Xavier était là

Quelles choses ?

XL/CD : On lui a dit qu’on regrettait la disparition de la police de proximité. Ça ne lui a pas plu.

XL : On lui a dit que 30% des gamins qui étaient dehors avaient des comptes à rendre avec la police depuis la disparition de la police de proximité. Et j’ai gardé les différents courriers envoyés aux ministres de l’intérieur successifs et aux différents préfets pour attirer leur attention sur ce qui nous remontait des papas quand j’allais dîner dans les familles le soir. Ils me disaient : « Monsieur le maire, on a été cherché notre gamin à Gagny (ville voisine, ndlr), je l’avais envoyé porter un paquet de semoule à sa tante dans le bâtiment d’en face, il avait pas ses papiers, il s’est fait contrôler et il a fallu que j’aille le chercher… » Bon. Ça remontait, ça remontait et je voyais bien qu’il y avait un malaise. Ça n’a pas beaucoup plus et je n’ai eu de cesse après de réclamer le retour d’une police de proximité. On ne va pas faire un détour sur le débat sémantique autour de police de proximité mais ce qui nous importait c’était de trouver un mode opératoire approprié au quartier, ça c’est sûr. On a eu des policiers, les UTEQ, qui répondent à cette demande.

CD : Les UTEQ sont un exemple d’un dossier que Xavier et moi, on plaide à 150% ensemble. Et quand on parle de complicité et de fraternité, c’était manifeste lors de l’altercation avec le ministre de l’intérieur. Je me souviens de mots forts entre Xavier et Nicolas Sarkozy. Je lui ai dit : « Monsieur le ministre je pense exactement comme Xavier mais je préfère que ce soit lui qui vous le dise. » On ne pouvait pas ainsi me reprocher un clivage partisan.

Etiez-vous en relation avec d’autres maires confrontés à l’embrasement ?

XL : Très peu.

CD : On se couchait à 3 heures du matin et on se levait à 6. C’est-à-dire qu’à 6 heures du matin on était avec les équipes techniques pour tout nettoyer, pour retirer les stigmates de la nuit. On dormait le jour et à 17 heures on allait au PC sécurité. On attendait que les choses montent gentiment. Le scénario était connu et on se couchait à 3 heures du matin. La mairie était entourée de journalistes, on a eu des tentes. C’était du travail, d’ailleurs, j’ai été gravement malade après. En tant que médecin, je pense qu’il y a eu là une relation de cause à effet. On y a laissé beaucoup de plumes. En plus j’avais un bébé qui pleurait la nuit parce qu’il avait faim, il avait quelques mois, il est né au mois d’août 2005.

Quel bilan faites-vous des UTEQ (Unités territoriales de quartier) ?

XL : Pour moi, les UTEQ c’est un produit qui a été bien réfléchi : ce sont des policiers volontaires formés, dédiés à un territoire et très polyvalents. Deuxième chose, il y a un délégué police-population qui est un officier de police à la retraite, qui travail en civil et qui est comme un poisson dans l’eau dans la population. Il fait un travail de proximité extrêmement précis, fin et efficace. Troisièmement, il existe une cellule de veille qui réunit tous les mois le procureur, le commissaire, l’éducation nationale, les bailleurs et les transporteurs. On reprend tous les faits de délinquance du mois et on regarde en amont et en aval tout ce que les uns et les autres peuvent faire tant en termes de prévention que de répression. Dans ces conditions on arrive à faire un véritable travail de fond qui porte ses fruits, même si ça demande un effort soutenu.

CD : Je confirme ce que vient de dire Xavier, je pense exactement la même chose. Pour que les choses soient claires, je pense même que ce dispositif est meilleur que la police de proximité qui a été mise en place dans une première époque.

Depuis la création des UTEQ en 2007, est-ce que vous avez noté une amélioration de la relation entre la population et la police ?

CD : L’amélioration est incontestable. Mais il est possible de mieux faire, parce que quelques fois, les policiers se déguisent en robocop, avec des protections. Face à cela, les gens sont un peu…

XL : Dans la délinquance, il y a quelques familles qui dysfonctionnent.

Combien ?

XL: Une quarantaine (à Montfermeil)

CD : Une centaine (à Clichy-sous-Bois)

Pour combien de foyers en tout ?

CD : Il y a environ 9500 foyers à Clichy.

XL : Une quarantaine de familles sur environ 1000 foyers. Ma cellule de veille est cantonnée aux Bosquets.

CD : Sur la centaine, il n’y a pas plus d’une dizaine de noms qui revient. C’est la fratrie. Et parmi cette dizaine, certains sont dans le grand banditisme.

XL : Cinquante fois ! En trois ans. C’est le nombre d’affaires qu’un des individus cumule dans ma ville.

CD : Cinquante affaires de police, pour un même individu, ça me paraît beaucoup, nous ne comptons pas de la même manière, nous n’avons pas ce record-là, mais nous n’en sommes pas loin. La police fait sont travail, la justice fait son travail aussi, mais il n’y a pas forcément de bonne réponse. C’est peut être-là que le bât blesse.

Bonne réponse, c’est-à-dire ?

CD : Eh bien, pour moi, le non-lieu ou l’affaire classée n’est certainement pas la bonne réponse. La sanction de prison, et là on ne sera peut-être pas d’accord, Xavier et moi, c’est presque avoir un galon en plus pour ces jeunes.

C’est ce que dit M. Lemoine (d’un geste, il montre l’endroit, à l’épaule, où on accroche les galons). Pouvez-vous développer ?

XL : J’ai un employé municipal qui a été en prison préventive, pas pour un fait de délinquance mais peu importe. Il en a beaucoup souffert parce qu’il dit que la prison ce n’était pas son univers. Il était le seul à souffrir en prison parce que les vrais délinquants s’y adaptent très bien. Les délinquants vivent ce passage un peu comme un séjour obligatoire qu’ils doivent faire de temps en temps. Il m’a dit : « Vous savez, monsieur le maire, maintenant si vous voulez voler une BMW, vous me le dites, j’ai appris ça en prison. »

Les valeurs sont donc renversées et la prison n’est pas vécue comme une sanction, finalement.

CD : Je pense qu’on n’a pas de mesures d’éloignement efficaces. Or il me paraît inacceptable qu’un délinquant revienne fanfaronner dans son quartier dans les heures ou dans les jours qui suivent son forfait. Il y a des milieux criminogènes. L’éloignement, c’est une des mesures de base. C’est bien pour le délinquant, c’est bon pour la victime.

En 2008, vous vous êtes représentés l’un et l’autre aux élections municipales et vous avez été réélus. Avez-vous hésité avant de briguer à nouveau le mandat de maire ?

XL : Moi, non, je n’ai pas hésité du tout, du tout, du tout. D’abord parce qu’il y avait beaucoup de dossier qui étaient en phase d’éclosion et que je voulais mener à bien. En plus, ce qui a changé c’est que les maires des banlieues sont un peu plus entendus dans le débat national. Cet acquis-là est fragile.

Est-ce que vous êtes accros, ressent-on une adrénaline à se dire qu’on est au front ?

CD : Eh bien, je suis en empathie avec ma ville. Ça fait partie de mon histoire. Mon engagement, ma réflexion politique, mes origines font que je suis arrivé là avec une part de hasard aussi, c’est clair. Non, je ne suis pas accro, mais je suis animé par une volonté de faire ce que je dois faire.

XL : Souvent, nous, les maires de banlieues, nous sommes aux avant-postes de l’histoire de France.

CD : Je suis d’accord.

XL : Qu’il y ait une passion, d’accord, mais de dire que l’on est accro comme on serait addict à une drogue, je ne le crois pas, car c’est suffisamment contraignant pour notre entourage. Parce qu’enfin, les épouses, les enfants… C’est une décision qui se prend à deux ou en famille, ça tempère le côté accro.

CD : On ne peut pas être maire sans passion.

Est-ce que vous êtes accro l’un à l’autre ?

CD/XL : (Rires)

Avez-vous besoin de vous appeler au téléphone quand vous êtes sans nouvelles de l’autre au bout d’une semaine ?

CD/XL : Non, vraiment non.

CD : J’ai l’habitude de travailler avec lui, je n’aimerais pas changer ça, c’est clair. Alors, heu…, je ne sais pas ce que le candidat socialiste (rires) va en penser, de ces réflexions, donc faites ça gentiment, quand même. On se téléphone souvent parce qu’on a besoin d’aligner nos positions, on se questionne l’un l’autre : « Qu’est-ce que t’en penses ? »

XL : Pour approfondir, je porte un certain regard sur les phénomènes que l’on peut vivre dans certains de nos quartiers, un regard qui n’est pas forcément celui de Claude. Pour autant, je m’attache à interroger Claude sur la manière dont il voit les choses, pour que cela puisse me nourrir, m’éclairer. Ça ne m’empêche pas de prendre des positions sur la question des principes. J’ai pris position il y a peu dans « Riposte laïque ». Je ne pense pas que Claude me rejoigne là-dessus. Je crois que j’essaie d’exposer le plus calmement et le plus tranquillement les thèses qui sont les miennes.

CD : C’est très important, notre dialogue. J’ai lu le livre d’Hugues Lagrange, « Le déni des cultures ». La gauche n’a qu’une analyse économique et sociale de ce qui se passe dans les banlieues. La droite, en tout cas une partie d’entre elle, n’a qu’une analyse culturelle. Moi je suis un mec de gauche qui reconnaît qu’il y a une dimension culturelle dans les rapports entre les personnes, et je n’ai pas l’impression de fouler aux pieds les valeurs de gauche quand je dis cela, bien au contraire. Pour moi, la culture c’est un acquis, alors que pour la droite c’est plutôt l’inné. Si Xavier me disait : « C’est dans leur gènes, il n’y a rien d’autre à faire », on ne pourrait pas en discuter. En revanche, il faudrait être sourd, aveugle et autiste pour ne pas voir qu’il y a une dimension dite culturelle dans les dysfonctionnements constatés en banlieue. Je ne stigmatise pas en disant cela, et je me sens bien à l’aise avec mes valeurs de gauche. Je me retrouve dans ce qui dit Hugues Lagrange sur les enfants de certaines familles africaines, je ne peux pas dire que ce qu’il avance est faux. Bien sûr qu’on a un vrai problème avec une partie d’entre eux. Ils se trimbalent dans la rue sans aucun encadrement adulte, ils sont livrés à eux-mêmes et ils font parfois des conneries, des conneries de mômes… Est-ce que c’est propre à Clichy-sous-Bois ? Si on arrivait déjà à admettre, comme le souligne Hugues Lagrange, qu’il n’y a pas une, mais des immigrations, on ne perdrait pas notre temps. Si, ensuite, on convenait qu’il faut des contrats d’intégration adaptés, on en gagnerait. Et si, enfin, on pouvait parler de cela sans créer des polémiques, ce ne serait pas plus mal.

Puisque vous êtes situés aux avant-postes de l’histoire de France, qu’est-ce que vous voyez ?

XL : Nous sommes face à des situations éminemment évolutives puisque nos territoires sont le réceptacle quotidien des 200 000 nouvelles personnes étrangères qui arrivent tous les ans en France. De ces avant-postes, on voit s’accumuler des défis, des enjeux et des difficultés. On voit une emprise communautariste de plus en plus forte, y compris contre la volonté des populations qui seraient plutôt attirées vers les sociétés dans lesquelles elles ont choisi de vivre. Mais par solidarité culturelle voire cultuelle vis-à-vis de l’islam, elles sont par des manières insidieuses ou parfois plus coercitives, empêchées d’aller totalement ce vers quoi elles ont envie d’aller. Quand je me retourne en arrière, je n’ai pas de comparaison. On est obligé de faire au jour le jour avec des masses en jeu qui sont loin d’être négligeables. Je suis très heureux qu’il y ait eu un débat sur la burqa et que ce soit la nation dans son ensemble qui ait pris position et non les seuls maires.

Quels sont les signes de cette emprise communautariste, pour reprendre vos termes ?

XL : Il y a une systématisation des pratiques vestimentaires, des pratiques d’apparences – je pense à la barbe pour les hommes. Des personnes qui sont là depuis longtemps, que je connais, que j’ai fréquentés à l’école, changent de comportement. Il y a des endroits dans la ville on l’on fouille les poubelles des gens pour vérifier qu’ils ne mangent pas du porc. J’ai des rapports de police qui montrent que parmi eux certains veulent porter plainte. Ils disent : « Ça suffit, moi j’ai envie de vivre. » Quand je fais un car avec des mamans pour aller visiter un monument quelconque à Paris, passé Montfermeil, la moitié du car retire le foulard. Quand mon épouse fait une marche tous les jeudis en forêt avec des femmes, dont la moitié vient de la zone pavillonnaire et l’autre moitié des Bosquets, dès qu’elles sont dans la forêt, je peux vous dire qu’elles retirent tout et qu’elles sont en jogging en-dessous. Mais les messieurs s’en sont aperçus et ont placé un chouf qui vérifie tout. Si bien que les femmes n’ôtent plus leurs robes durant la promenade. C’est intolérable, et là-dessus, je n’ai pas de solution.

Dans vos cantines publiques, est-ce que la viande est halal ?

CD : A Clichy-sous-Bois, il y a des repas avec viande et des repas sans viande. Sur ce point là, les Québécois ont la théorie de l’accommodement raisonnable. Je pense que c’est ce qu’il faut faire. A ma connaissance, il n’y a pas de demande de viande halal, mais simplement une demande à ce que les enfants puissent ne pas manger de viande. Ce qui est tout à fait correct sur le plan diététique. Sur les quatre repas servis chaque semaine à la cantine, un comporte obligatoirement du poisson. Il y a des semaines où il y a deux fois du poisson. On ne va pas se prendre la tête pour deux repas par semaine où les enfants musulmans ne mangent pas de viande. Même les diététiciens disent que de la viande deux ou trois fois par semaine c’est largement suffisant. Pourquoi n’arriverait-on pas sereinement à se mettre tous autour de la table pour déterminer l’accommodement raisonnable entre ceux qui veulent de la viande halal, ceux qui n’en veulent pas et ceux qui défendent la laïcité ? 

Est-ce qu’il y a une sorte de flicage entre élèves par rapport à ça ?

XL : J’ai eu quelques échos de cela. Pendant ramadan, il n’y a pas un goûter qui sort des cartables à 16 heures. J’ai eu des animateurs de confession musulmane qui faisaient la police. Je les ai virés parce qu’effectivement, ils donnaient des prescriptions aux enfants.

S’agissant de l’intégration des immigrés, il y a une transmission des valeurs républicaines et de la culture française qui n’est peut-être pas passée. Le contrat d’intégration, vous le mettez où ?

CD : Ce contrat est bien sûr l’affaire des primo-arrivants, mais attention, je ne dis pas que c’est à eux seuls de respecter le contrat. Est-ce que l’Etat va continuer à fermer les yeux sur la concentration non seulement de toute la misère mais aussi de toutes les difficultés d’intégration dans certains quartiers ? On marche sur la tête. On demande aux gens de s’intégrer mais on les met dans les pires conditions qui soient pour le faire. On ne peut pas signer un contrat avec quelqu’un en lui demandant de s’intégrer si les conditions minimum, les plus simples, de bons sens, ne sont pas respectées. Si on demande d’apprendre la langue française, il faut en retour avoir les enseignements adaptés. Idem pour la transmission des valeurs républicaines. Le contrat est exigeant des deux côtés.

Que faire face au discours des institutions qui, à vous entendre, ne jouent pas le jeu ?

CD : Nous sommes au milieu du gué et c’est pour cela que nous faisons pression. Depuis 2005, les banlieues, même quand elles ne brûlent pas, participent au débat national. Mais c’est surtout quand ça brûle qu’on les y convoque. La question fondamentale, c’est : qu’est-ce que la société française veut pour ses banlieues, pour ses marges ? Je pense que la réponse n’est pas claire encore. C’est la part du feu. Il y a de la misère, des immigrés, des gens qui ne pourront jamais s’adapter, ils sont concentrés là, comme ça ils ne sont pas près de chez moi, tout cela dit avec des guillemets,

En gros, on sait où se trouve la poubelle.

CD : Je ne dirais pas cela comme ça. Jean-Christophe Lagarde, le maire de Drancy, a dit : « Je ne veux plus être la serpillière de la République. » Une phrase que je n’aurais pas prononcée d’ailleurs, mais qui a le mérite de la clarté. Lagarde, c’est pas un mec de gauche. Nous sommes une petite dizaine de maires de banlieues qui, quelques fois, provoquons le débat en poussant des coups de gueule, chacun dans son style évidemment. Mais à la question : que veux la société française pour ses marges ?, je n’ai pas de réponse claire.

Et à des questions plus concrètes, de « terrain », avez-vous des réponses claires ?

CD : Oui, franchement, on sait ce qu’il faut faire. Déjà, commencer par déconcentrer. Or c’est très compliqué, car quand il s’agit de reloger des familles expulsées de leur logement hors de Clichy-sous-Bois, les maires des communes voisines, et pas seulement des maires de droite, refusent parce que ces familles sont estampillées « Clichy-sous-Bois ». Tous sont pourtant d’accord pour dire que la connerie c’est de vouloir reloger tout le monde sur place. C’est le bon sens. Mais personne ne veut le faire. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas de réponse à la question : que veut la société française pour ses banlieues ? On n’invente rien, il y a deux ou trois livres à lire sur le sujet : « Le ghetto français » d’Eric Morin, « La loi du ghetto » de Luc Bronner, et peut-être « Le déni des cultures » d’Hugues Lagrange. Si on me dit qu’il faut gérer le ghetto et faire en sorte qu’il soit calme, qu’on n’en parle pas, ce sera sans moi.

XL : Nous n’avons pas le même point de vue. On sort de 30 ans ou 20 ans de dictature de droit à la différence. Ce droit à la différence a été mortifère. Il a engendré le droit à l’indifférence. Donc on a été incapable d’exiger quoi que ce soit de la part des populations qui sont venues. Ce n’est pas nous – à l’exception de quelques bailleurs sociaux, je l’accepte pour des cas précis – qui avons été méchants en entassant les gens aux mêmes endroits. Que s’est-il passé ? Il suffit de voir le quartier des Bosquets, construit en 1965 : en 1969, dans le rapport du syndic de copropriété il est écrit en toutes lettres : « Des poules sur les balcons, des moutons dans les baignoires. » Ça fait hurler tout le monde, on est dans la caricature, etc. N’empêche, ce sont bien les voisins du dessus, du dessous et des côtés qui ont déménagé et les quatre familles qui les ont remplacées se sont installées là parce qu’elles n’étaient pas dérangées par le comportement de celui qui avait provoqué le départ des quatre premiers. C’est comme ça que ça se passe, de cage d’escalier en cage d’escalier, de bâtiment en bâtiment. Je commence à voir la même chose dans le quartier Lucien Noël, en zone pavillonnaire, toujours à Montfermeil, où je n’arrive pas à réguler. Un certain nombre de familles, turques et pakistanaises pour être très clair, sont dans un deal social de « no contact, no communication, no parole », et qui en plus ont des rythmes de vie qui ne sont pas ceux auxquels vous et moi aspirons au regard des horaires de travail qu’on peut avoir. Si on est incapable de faire respecter un minimum de vivre-ensemble, on va alors retrouver des ghettos et on va nous accuser de les avoir créés, par notre incapacité, au non du droit à la différence.

CD : L’entre-soi est une hypocrisie. Il faut lire Eric Morin, il a tout dit. C’est l’entre-soi. Les gens choisissent maintenant leur logement pas tellement en fonction de la taxe d’habitation mais en fonction des collèges, des écoles, des futurs copains de leur fils. Ce qui peut être légitime, je le comprends très bien, mais du coup, on arrive à une France qui se balkanise.

Il est beaucoup question de l’inauguration prochaine du commissariat de Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Quand aura-t-elle lieu ?

CD : J’ai posé la question au sous-préfet. Avec un petit sourire, il m’a dit : « Ça sera une belle inauguration. »

Aux alentours du cinquième anniversaire de la mort de Zyed et Bouna (décédés le 27 octobre 2005) ?

CD : Ça ne me paraît pas pertinent. Il ne faut pas que cela soit vécu comme une provocation. Et cela vaut aussi pour le moment où le juge délivrera une ordonnance après les réquisitions du procureur de non-lieu contre les policiers qui étaient présents au moment de la mort des deux petits. Les réquisitions ont été rendues publiques, avec une résonnance assez forte, d’ailleurs, le jour de la fête de l’Aïd. Ça s’est bien passé, mais je ne peux pas dire que c’était très habile.

La rumeur court que Nicolas Sarkozy viendra inaugurer le commissariat.

CD : Oui la rumeur court et elle n’est pas démentie. Sauf à l’Elysée. Je pense qu’il y aura M. Hortefeux, c’est sûr. Je serais très honoré que le président de la République vienne pour cette inauguration et pour d’autres choses aussi.

Prévoyez-vous de marquer la date du décès des deux adolescents par un acte particulier ?

CD : Non. Notre position est invariable : moins on en fait, mieux ça vaut. Pour une raison très claire : deux enfants sont morts, on doit avant toute chose respecter le chagrin des familles. Tout excès, toute récupération me paraît choquant. On nous a proposé de faire un plateau radio ce jour-là, je m’y suis opposé. On ne commémore pas, on se souvient simplement et on envoie un message de solidarité aux familles. Maintenant il ne faut pas nier la portée symbolique de cette date. Mais il y a d’abord le respect des familles.

Propos recueillis par Juliette Joachim et Antoine Menusier

En kiosque jeudi 21 octobre : Courrier International. Cinq ans après. Les banlieues vues par la presse étrangère et par le Bondy Blog.

Le site de l’hebdomadaire : http://www.courrierinternational.com/

Photo du haut : Xavier Lemoine et Claude Dilain, de gauche à droite.

Juliette Joachim

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