C’est une enquête, extrêmement précise et fournie que nous livre l’ONG, ACAT. Son objet : l’analyse de l’usage de la force par les représentants de la loi en France ces dix dernières années. Ses résultats sont saisissants. L’ONG appelle à des changements de pratiques rapides.

Depuis des années, nombreux sont les associations, ONG et collectifs à dénoncer les violences policières en France, mais il fallait remonter à 2009 pour trouver le dernier rapport signé Amnesty International à ce sujet. Cette fois-ci c’est l’ACAT, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, qui publie une enquête fournie, précise et rigoureuse. De juin 2014 à décembre 2015, l’ONG a analysé les conditions du recours à la force par la police nationale, la gendarmerie, les policiers municipaux pendant les dix dernières années. 89 affaires décryptées avec pour résultat un rapport de cent pages dont les mots sont aussi forts que tranchés : opacité, impunité, déni, abus, graves défaillances, injustice, mauvais traitements, torture…

89, c’est le nombre de situations retenues, celles pour lesquelles l’ONG estime avoir des informations suffisantes et dans lesquelles la force a été directement exercée par des policiers et des gendarmes. Au total, sur dix ans, l’ONG compte 26 décès, 29 blessures irréversibles et 22 blessures graves n’ayant pas entraîné d’infirmité permanente. Les trois-quarts des victimes recensées ont moins de 35 ans et sont souvent issues des minorités dites « visibles ». À noter que seules les victimes dont la situation a été médiatisée ont été répertoriées. C’est également sans compter celles qui n’ont pas déposé plainte.

Opacité

Capture d’écran 2016-03-13 à 21.38.39 (1) 2Comme quiconque travaillant sur les violences policières, l’ONG a dû faire face à la principale difficulté : l’accès aux données. « Nous, citoyens, nous ne savons pas combien de fois sont utilisées chaque type d’armes et dans quelles circonstances, ni combien de personnes sont blessées ou décèdent au cours des interventions de police ou de gendarmerie chaque année. Nous ignorons également le nombre de plaintes déposées contre des agents des forces de l’ordre ni le nombre et le type de sanctions lorsqu’elles sont prises. Aucun chiffre officiel n’est rendu public. Les autorités font preuve d’une opacité profonde et flagrant sur l’usage de la force par les forces de l’ordre » affirme Aline Daillère, responsable police/justice de l’ONG et auteure du rapport. « Il nous a donc fallu aller chercher dans des documents les plus divers, par exemple des questions au gouvernement, des rapports parlementaires, du Défenseur des droits… Mais ces données, très éparses et très partielles, ne permettent pas d’avoir une vue d’ensemble ». Une opacité à l’effet dévastateur : « Les pouvoirs publics donnent l’impression de vouloir nier l’existence même de ces victimes, comme s’il y avait quelque chose à cacher. Le simple fait de parler de violences policières est problématique. Pourquoi l’est-ce ? Ce n’est pas parce que nous dénonçons ces faits – qui sont réels – que nous jetons le discrédit sur l’ensemble des policiers et gendarmes ». L’ACAT lance une pétition pour que ces données soient rendues publiques. « C’est dans l’intérêt de tous et cette mesure semble facile à mettre en œuvre » estime Aline Daillère. Le rapport cite ainsi l’existence d’un fichier de traitement relatif au suivi de l’usage des armes (TSUA) qui recense, en interne, chaque utilisation par un agent de police d’une arme ainsi que les conditions et le contexte du recours. Un outil qui pourraient, selon l’ONG, permettre d’accéder publiquement à ces données.

Taser, Flash-Ball et techniques d’immobilisation en cause

L’ONG a analysé l’usage d’armes par les forces de l’ordre. Elle dénonce l’utilisation du Taser comme arme en appui au menottage alors qu’il est censé être utilisé pour maitriser des personnes violentes ou dangereuses; elle demande par ailleurs l’interdiction du Taser directement sur le corps en raison des douleurs intenses et brûlures qu’il provoque. Selon le décompte de l’ONG, 4 personnes sont décédées en France à la suite de l’utilisation d’un Taser par les forces de l’ordre. L’Italie, la Belgique ou les Pays-Bas l’ont interdit. Par ailleurs, l’ONG a décompté 1 mort et 39 personnes grièvement blessées dont 12 mineurs victimes des tirs de Flash-Ball par des forces de l’ordre, avec des conséquences graves : perte de la vue, mutilation des mains, des parties génitales, blessures graves à la tête… L’ONG demande le retrait définitif de cette arme. Quant aux armes à feu, l’ACAT s’inquiète de l’assouplissement des règles d’usage qui serait « aussi inutile que dangereux ».

L’ACAT a également recensé depuis 2005 au moins 8 décès à la suite d’interpellations par techniques d’immobilisation. C’est pourquoi l’ONG exige l’interdiction réelle et effective de deux techniques précises. Le pliage (maintien d’une personne assise, la tête appuyée sur les genoux afin de la contenir) et le plaquage au ventre. « Le pliage est susceptible de provoquer une asphyxie », précise Aline Daillère. « Il est responsable de plusieurs décès en France (…)». Lors d’un rendez-vous avec l’ACAT en juin 2015, un conseiller du cabinet du ministre de l’Intérieur affirmait que, de manière globale, ‘la technique du pliage est impérativement proscrite, car elle a des conséquences irréversibles’. Il citait pour référence une instruction de l’IGPN datant de 2008, qui aurait interdit cette technique dans toute intervention de police. Pourtant, malgré plusieurs demandes, l’ACAT n’a pas pu avoir accès à cette instruction ». Quant à la technique du plaquage ventral, les forces de l’ordre l’accompagnent parfois d’autres moyens de contention : menottage des poignets derrière le dos, immobilisation des chevilles (avec parfois les genoux relevés), allant jusqu’à exercer un poids sur le dos de la personne. « Cette technique, qui peut également provoquer une asphyxie, a été interdite par exemple en Suisse ou en Belgique. En France, elle est encadrée, sans être prohibée. Pourtant, elle est mise en cause dans plusieurs cas de décès répertoriés par l’ACAT. La direction générale de la Police nationale a néanmoins indiqué aux Nations unies avoir engagé une réflexion sur le remplacement de cette technique par d’autres moyens. L’ACAT n’est pas parvenue à obtenir plus d’informations à ce sujet ».

Menottage

L’ACAT relate par ailleurs les nombreux témoignages de personnes affirmant avoir reçu des coups lors d’interpellations, de gardes à vue, de transports de police ou de reconduites à la frontière. Certains évoquent des coups portés après maitrise ou menottage. Dans son rapport, l’ACAT rappelle que des coups portés à des personnes maitrisées constitue une atteinte à la dignité. De plus, le menottage est une pratique largement répandue alors que le code de procédure pénale est clair : un individu ne peut être menotté ou entravé que s’il est considéré comme dangereux ou risquant de prendre la fuite. Problème : plusieurs avocats rencontrés par l’ACAT reconnaissent que la dénonciation de cette pratique n’est plus une priorité : les avocats ayant de grandes difficultés à obtenir justice dans des affaires jugées plus sérieuses renoncent à les dénoncer devant les tribunaux. L’ONG fait état également de plusieurs témoignages relatant des menottages extrêmement serrés.

« Impunité, intimidations, injustice, impartialité »

Quelles suites sont données à toutes ces affaires ? L’ONG souligne « l’impunité » des dépositaires de la force publique. Parmi les 89 affaires de violences policières examinées par l’ACAT, 7 seulement ont donné lieu à des condamnations, et une seule a mené à une peine de prison ferme. « L’immense majorité se solde par des non-lieux, des classements sans-suite, des relaxes ou des acquittements. Parfois, alors même que les policiers ont été reconnus coupables, c’est la peine de prison avec sursis qui est décidée. On se rend compte que les rares condamnations judiciaires sont beaucoup plus faibles que la peine qui pourrait frapper des citoyens lambda pour les mêmes faits » argumente Aline Daillère.

Pour celles et ceux qui souhaitent déposer plainte contre les forces de l’ordre, l’ONG fait l’état des lieux des difficultés rencontrées. Selon l’ACAT, des agents de police ou de gendarmerie refusent ou dissuadent les familles d’enregistrer des plaintes visant leurs collègues. L’ACAT révèle aussi que des associations d’aides aux victimes sont menacées et intimidées. Lorsque enquêtes il y a, explique l’ONG, elles sont souvent incomplètes, très longues, opaques, et peuvent contenir des déclarations mensongères voire des disparitions d’éléments de preuves. « L’impartialité des enquêtes est par ailleurs interrogée, explique Aline Daillère. Elles sont réalisées par les forces de l’ordre elles-mêmes, soit par les services de police ou de gendarmerie directement, soit par l’IGPN ou l’IGGN, elles même composées de policiers ou gendarmes ». Une autre explication proviendrait de la nature même de la relation entre policiers et magistrats : « Un magistrat rencontré dans le cadre de ce rapport parlait de proximité ‘naturelle et fâcheuse’ ». En effet, une partie du quotidien judiciaire est fait du contact avec les policiers et vice versa. Tout le travail d’un juge pénal est fondé sur la confiance qu’il porte dans le travail de la police. L’idée est par ailleurs ancrée que les policiers font un travail difficile, avec lequel il faudrait être indulgent lorsqu’un « dérapage » se produit. Ces divers éléments conduisent indéniablement à une différence de traitement, par la justice, entre victimes « classiques » et victimes de la police. L’impunité créée des groupes entiers de personnes qui ne croient plus en la police, qui en ont peur. Comment espérer des relations apaisées dans ces circonstances ? » estime Aline Daillère.

Pour les familles et proches de victimes, à la perte d’un proche, s’ajoute une deuxième douleur : celle de l’injustice. « Un homme de 69 ans, Ali Ziri, est mort lors de son interpellation après un contrôle routier en 2009. On ne sait toujours pas pourquoi et comment il est mort. On ne sait pas non plus pourquoi il s’est retrouvé le corps couvert de bleus, 27 hématomes de 12 à 15 cm. Comment, en France, est-ce possible ? Les proches sont souvent sidérés. Beaucoup perdent confiance en la police et en la justice. La maman d’un jeune homme éborgné par un tir de Flash-Ball en 2014 a dit ces mots très forts : ‘Avant ce drame, nous faisions partie de la masse des citoyens insérés et engagés dans la société ignorant tout des violences policières durant les manifestations. Nous n’étions pas révoltés, nous le sommes devenus’ », raconte Aline Daillère.

« Outrage et rébellion »

Autre fait dénoncé par l’ACAT : le recours de plus en plus fréquent de la part des policiers à des procédures pour « outrage et rébellion » jugées très souvent en comparution immédiate; des plaintes quasi systématiques, explique l’ONG, lorsque des policiers sont visés par une plainte pour violences. L’ACAT demande à ce que toute plainte pour outrage et rébellion déposée en même temps qu’une plainte pour usage illégal ou abusif de la force soit jugée au même moment. Par ailleurs, proportionnellement, les condamnations pour ce type de plaintes apparaissent plus fortes que des condamnations de policiers pour violences. L’ONG donne cet exemple : un policier a été reconnu coupable et condamné à six mois de prison avec sursis à la suite d’un tir de Flash-Ball sur un mineur de 14 ans qui a perdu son œil ; un jeune homme a été condamné à un an de prison ferme pour avoir fabriqué et jeté un fumigène lors d’une manifestation contre l’aéroport Notre-Dame-Des-Landes.

L’ACAT appelle à un dialogue constructif avec les autorités pour en finir avec ces pratiques. « Nous leur demandons de nous recevoir pour leur présenter nos analyses et nos conclusions. Nous espérons qu’ils seront favorables à cette rencontre ». L’occasion pour l’ONG de formuler une de ses recommandations : la création d’un organe entièrement indépendant pour enquêter sur les faits concernant les agents de police et de gendarmerie.

Nassira El Moaddem

Lien du rapport : https://www.acatfrance.fr/public/rapport_violences_policieres_acat.pdf

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