DIX ANS APRES. Novembre 2005 : pour Salah Amokrane, président du Takticollectif (qui organise un débat sur le sujet, du 15 au 17 octobre, lors du Festival Origines contrôlées), les « révoltes » doivent aujourd’hui permettre au politique et à la conscience collective de prendre au sérieux la précarité dans les « banlieues », loin des idées reçues. Et comprendre la situation des quartiers populaires, c’est voir venir les grands problèmes de la société française dans son ensemble.
Quels souvenirs gardez-vous des événements de novembre 2005 ?
J’étais alors conseiller municipal à Toulouse (de 2001 à 2008). Dans le cadre de mon mandat, j’avais tenté d’attirer l’attention sur la situation des quartiers… Entre le début des révoltes en région parisienne et leur extension à l’ensemble du territoire, il y a eu un décalage de 8 à 10 jours. On a senti assez vite que le climat allait se généraliser et que le feu allait s’allumer à Toulouse. On avait vécu la mort d’un jeune, en 1998, tué par balles au quartier du Mirail, on avait cette mémoire à l’esprit.
Ça a mis quelques jours à arriver à Toulouse, mais quand c’est arrivé, c’est parti vite. Ça s’est répandu comme une traînée de poudre, dans tous les quartiers. On s’est senti un peu incrédules au départ. Puis démunis, par rapport au rôle qu’on devait jouer. On avait beau dire à ces jeunes que ces voitures étaient celles des habitants du quartier. Qu’on pouvait mieux organiser les revendications, faire autrement. On n’était pas entendus là-dessus. C’était bizarre parce qu’en même temps, on discutait. Ils ne vous agressaient pas du tout quand vous alliez les voir. Mais ils étaient dans leur truc, et ce qu’ils faisaient avait une véritable efficacité médiatique.
Début 2006, vous demandiez l’amnistie pour les « révoltés », dans une tribune écrite avec Olivier Besancenot dans Libération. « Révoltes », « émeutes », « violences »… pourquoi choisir tel ou tel mot ?
Je parle de « révoltes » parce que ce qui se passait avait un caractère social et politique évident. On n’était pas face à des actes de délinquance. Ça se voyait, d’ailleurs, en discutant posément avec ces jeunes : c’était du tout-venant, des lycéens, des étudiants, mais pas des délinquants. Finalement, peut-être que, dans cette histoire, les délinquants n’étaient même pas présents.
Ce n’était pas des émeutes : rien n’a été volé, rien n’a été pillé. Je n’ai pas senti de volonté de nuire aux personnes. Les violences étaient plutôt dirigées contre l’espace public (voitures brûlées…). Quand on pouvait, on allait calmer le jeu, on n’approuvait pas les moyens d’action. Par contre, la colère, on la partageait.
C’est pour ça qu’on parle de « révoltes ». Il faut politiser ce qui s’est passé, parce que c’était un événement politique. Quand des paysans manifestent, saccagent le bureau d’un ministre ou le parlement de Bretagne, c’est une révolte. Il y a des revendications précises, avec les syndicats derrière. Et dans le cas des jeunes, je pense qu’il y avait vraiment la revendication d’un état de fait, d’un ras-le-bol, d’un mal-être.
Quel bilan peut-on faire après 35 ans de politique de la ville ? (concordant avec l’origine de votre mouvement)
On peut être très critique sur les effets des politiques mises en place par les gouvernements successifs. Mais ça demanderait un peu d’analyse. Il n’y a pas que la responsabilité des pouvoirs publics, mais aussi de l’ensemble des forces vives de la société : partis politiques (au pouvoir ou non), mouvements d’éducation populaire, habitants, associations qui ne veulent pas prendre le taureau par les cornes. Le bilan, il est sous nos yeux. La situation des quartiers ne s’est pas améliorée, elle s’est même largement dégradée. À certaines périodes, des efforts ont eu lieu. Ces quinze dernières années, beaucoup moins. Les efforts financiers concernent de moins en moins la question sociale, la question des habitants. Le gros de la politique de la ville depuis une quinzaine d’années, c’est la pierre. C’est la rénovation urbaine. Tout l’argent va là-dedans.
Une des raisons de l’échec, c’est qu’on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux. On ne fait pas de la politique sans les personnes concernées. Le problème, il est là. Les élus locaux voient d’un mauvais œil une expression politique organisée des quartiers, au lieu de s’appuyer sur l’histoire des engagements (les marches, par exemple).
L’auto-organisation comme solution est considérée en permanence avec hostilité. Au niveau local comme au niveau national. On n’est pas en démocratie. L’intelligence du politique, aujourd’hui, ce devrait être de soutenir sa propre opposition. C’est très étonnant : aujourd’hui, on a un espace démocratique où le conflit n’est pas possible.
Je suis très sceptique sur les conseils de quartier mis en place récemment. Ils n’ont pas de vrais moyens, ni de vrais pouvoirs. On ne peut plus compter que sur la bonne volonté des élus locaux pour que ce soit mis en place de manière un peu intéressante.
Les politiques passent leur temps à louper les coches. 2005, c’était malgré tout une occasion de s’emparer du sujet. Au lieu de déboucher sur un état d’urgence et sur le CPE, un événement comme ça aurait dû être un tremblement de terre politique. Même le milieu associatif de l’éducation populaire a décidé qu’on ne pouvait plus agir, et ils sont allés mener ailleurs leurs activités.
Ce qu’il faut, c’est refaire de la politique en vrai. Le salut est là. Avant de se dire qu’on va faire des conseils citoyens, il faut d’abord s’assurer que les citoyens feront eux-mêmes leurs choix. Aujourd’hui, je pense qu’il faudrait se donner les moyens de faire un vrai travail d’éducation populaire. Il y a des gens qui sont prêts à le faire. Ils sont prêts à faire de la transmission, de la formation politique.
Vous parlez de « questions des quartiers ». Pourtant, les problèmes de santé, de chômage, d’éducation sont les mêmes qu’ailleurs, à une autre échelle…
Les quartiers ne sont que des morceaux de France. Se pencher sur les questions des quartiers, c’est regarder à la loupe les questions sociétales, sociales et économiques de ce pays. Si on ne s’intéresse pas aux quartiers, on peut facilement imaginer que le même sort nous arrivera à tous, en France.
Et les gens ont peur de ça. Peut du déclassement. Peur de se retrouver dans la situation des gens qui habitent dans ces quartiers. Dans la précarité. Quand nous répétons toute la journée que les quartiers sont une priorité, ça n’a rien de communautariste. C’est une priorité politique. Il y a quatre fois plus de chômage qu’ailleurs, surtout chez les jeunes qui déjà, sont les plus touchés au niveau national. Les quartiers sont tout simplement un concentré des problèmes de notre société. Dans ce sens-là, ils ne sont pas du tout à part du reste de la société. Les quartiers sont un sas en perpétuel renouvellement. Beaucoup de gens ont bougé depuis 15-20 ans.
S’il fallait définir aujourd’hui trois priorités pour les quartiers populaires, que proposeriez-vous ?
La question est difficile… Ça fait un peu programme électoral ! Mais je pense que l’essentiel, c’est le social et l’urbain.
1 : Renverser les efforts dans le social. Il faudrait presque un moratoire sur la rénovation urbaine. Et à la place, mettre l’accent sur la politique envers la jeunesse. Récupérer les moyens au profit de l’action sociale.
2 : Mener un véritable travail sur la citoyenneté, en aménageant des espaces physiques. Il faut des espaces autonomes, avec des moyens. Et, par une véritable démocratie participative, prendre les décisions nécessaires, avoir les budgets pour des expériences de formation, de transmission… Tous les espaces de vie collective ont été mis à mal par les pouvoirs publics. La décennie Sarkozy a été terrible pour ça. Le secteur associatif a été ratiboisé.
3 : Il y a tellement de sujets. Quand je parle de social, je mets la culture dedans. On aurait pu parler de questions de santé, d’environnement… On se préoccupe de l’écologie, de l’alimentation : es sujets qui concernent tout le monde en France. Quand je vous disais que les quartiers sont une loupe sur les problèmes de la société française : qu’est-ce qu’on mange dans les quartiers ? Du poulet hallal, mais pas fermier.
Comment imaginez-vous la situation des quartiers en 2030 ?
Au train où ça va, visiblement, une grande partie de la population aura été déplacée ailleurs avec la rénovation urbaine. Les quartiers seront moins denses, puisque les pouvoirs publics détruisent beaucoup. Je n’ai pas d’opposition de principe contre les démolitions mais généralement, en rasant les barres, on fait disparaître l’histoire et la mémoire des quartiers concernés.
Je ne suis pas très optimiste. Il n’y a pas de raison pour que la situation sociale s’améliore. Ce que je crains, qu’elle se dégrade totalement. Et que le politique ait, comme arrière-pensée (c’est déjà un peu le cas) : « on a tout essayé, il n’y a rien à faire : on laisse tomber, on sécurise. » On peut imaginer des quartiers ultra-sécurisés et, à la fois, ultra-abandonnés.
Le seul espoir, ce sont les habitants eux-mêmes. Aujourd’hui, si le lien social se dégrade, c’est à cause de la précarité et des logiques individualistes… qu’on retrouve, là encore, bien ailleurs en France. Mais je crois beaucoup dans la capacité des gens eux-mêmes. Les politiques et les intellectuels sont enfermés dans un discours complètement décalé avec la réalité des « banlieues ». La réalité, c’est que les habitants, des quartiers ou d’ailleurs, vivent déjà ensemble. Ce n’est pas toujours facile, mais ils se connaissent plus ou moins. Là-dessus, les médias ont une énorme responsabilité. À force de parler des dangers de l’islam, il ne faut pas s’étonner que certains se sentent agressés dès qu’ils voient une femme voilée.
Propos recueillis par Louis Gohin

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